—
Biologiste analysant en laboratoire des échantillons susceptibles d'etre positifs au covid-19 à Levallois-Perret le 22 avril Photo Thomas Coex. AFP
Et si la crise du Covid-19 était l'occasion de revoir notre rapport à la science ? Loin de la productrice de certitudes attendue, elle se montre hésitante et plurielle. Une bonne nouvelle, selon l'épistémologue Léo Coutellec.
Léo Coutellec est maître de conférences en éthique et épistémologie de sciences contemporaines à l’université Paris-Saclay. Il observe les débats scientifiques autour de la crise du Covid-19 d’un bon œil. Il espère que la crise permettra de faire émerger une vision plus juste de la science et appelle de ses vœux l’avènement du «pluralisme scientifique».
Est-ce que la science sort grandie de la crise du Covid-19 ?
La situation est encore assez ambiguë et les leçons à en tirer forcément prématurées. Mais j’ai quand même envie de répondre oui à votre question, il y a selon moi plusieurs aspects positifs. D’abord parce que durant ces trois derniers mois, nous avons vu se développer des espaces de gratuités sans précédents. C’est une situation vraiment exceptionnelle. Les grandes revues ont mis des articles en ligne gratuitement, les dépôts de travaux sur des archives ouvertes ont explosé, plusieurs maisons d’édition ont proposé leurs livres numériques en accès libre, etc.
Nous vivons un moment d’expérimentation grandeur nature de la science ouverte, avec un accès et un partage moins marchand et moins sélectif des travaux de recherche. Aussi, nous connaissons les avantages des archives ouvertes et des preprints en termes d’avancement des connaissances. Sur le seul exemple des études scientifiques qui évaluent l’impact d’un mois de confinement sur l’évolution de la maladie, nous avons pu observer qu’à cinq jours d’intervalle, deux études également fiables, déposées sur une archive ouverte (MedRxiv), ont émis des conclusions opposées. Est-ce un problème ? Non, tel est le lot de la démarche scientifique, travailler à partir des conflictualités et non des consensus.
La crise a donc permis à la science de montrer son vrai visage au public ?
Oui, en partie. Nous avons une possibilité assez inédite de voir la science en train de se faire, de se construire, la science dévoilée et défaite de ses suffisances. Une science qui enfin se montre hésitante, hétérogène, de toute part traversée par des pluralités et des conflictualités. Bien loin donc de l’image d’un bloc homogène, producteur de certitudes et détenteur d’une autorité de fait face au réel.
Les historiens et philosophes des sciences le savent bien, cette idée d’une communauté scientifique qui devrait parler d’une seule et même voix est un leurre. La communauté scientifique, comme fiction sociale, devrait plutôt se comprendre comme un lieu démocratique où se rencontrent, s’agencent et parfois s’opposent des démarches scientifiques qui visent toutes à appréhender au mieux la complexité du réel.
Ce qui nous a été donné à voir n’est pas un débat apaisé, loin de là…
En effet, nous pouvons constater que ces pluralités et conflictualités scientifiques, pourtant essentielles et omniprésentes, ne s’expriment que rarement en tant que telles. Il persiste tout un tas de mécanismes de répression du pluralisme scientifique.
En premier lieu, la façon dont le pouvoir fait usage de la science, avec sa désignation souvent instrumentale de l’autorité scientifique légitime. Aussi, par le prisme médiatique, tout conflit scientifique se transforme en controverse publique, elle-même exacerbée en guerre de clans. Mais contrairement à ce qui est habituellement dit sur ce sujet, le problème ne vient pas seulement d’un mauvais usage de la science par les politiques et les médias. La faille dans laquelle ces derniers s’engouffrent, certes parfois très maladroitement, est entretenue par la science elle-même lorsque celle-ci se montre incapable d’accueillir en son sein un véritable pluralisme scientifique, permettant de valoriser toute la diversité des méthodes, des styles de raisonnement, des médiations techniques, des rapports à la preuve… et de créer les conditions pour que les conflits qui en émergent inévitablement puissent se traiter autrement que par l’arbitraire d’une autorité positiviste ou par la dilution illisible dans un «tout se vaut».
Voilà pourquoi, de ce point de vue-là, cette crise ne pourra être «positive» que si elle nous oblige à reconsidérer notre représentation des sciences. Cette dissonance entre une science souvent hésitante, plurielle et impliquée d’un côté, et la tendance forte qui vise à la réduire à une «boîte à réponses univoques» de l’autre, est au cœur de ce que l’on appelle peut-être un peu rapidement une crise de confiance.
Mais n’y a-t-il pas là le danger de renforcer les anti-sciences, les relativistes, qu’ils soient platistes, anti-vaccins ou qu’ils nient le réchauffement climatique ?
L’épouvantail du relativisme est toujours brandi pour justifier le retour du positivisme. C’est classique dans l’histoire des sciences. C’est un peu comme le FN en politique… Ne tombons pas dans ce piège binaire. Il existe entre le positivisme et le relativisme un espace assez large qui se construit, qu’il faut visibiliser et renforcer, c’est l’épistémologie du pluralisme scientifique. Par exemple, dans un tel espace, concernant la fiabilité scientifique, il n’y a ni présomption de fiabilité (selon laquelle certaines démarches seraient a priori meilleures que les autres) ni dilution de fiabilité (selon un critère d’équivalence entre démarches pour approcher le réel) mais construction de critères de la fiabilité scientifique. Et si cette construction prend en compte la diversité des situations et des objets scientifiques, elle laisse aussi la place à des critères communs à toute science.
L’image de la science a pâti de son défaut d’incarnation dans le débat public, laissant le champ libre à des experts plus ou moins compétents. Pourquoi ce manque de voix scientifique crédible et identifiée en France ?
C’est le travail des sociologues ou des anthropologues que d’analyser cela, avec en arrière-plan l’idée que la science est aussi le lieu d’une lutte permanente pour l’autorité scientifique. Modestement, l’hypothèse que je peux faire tient à l’ambiguïté de la place du conseil scientifique sous l’autorité du gouvernement. Ce conseil ne pouvait pas «représenter» la parole scientifique dans toute sa diversité.
Aucun conseil de ce type n’en est capable et il existe déjà tout un tas d’instances capable d’émettre des avis. Inévitablement, dans son lien direct avec le pouvoir, sa parole fut utilisée et traduite, à bon et à mauvais escient, selon l’agenda politique. Il me semble que le ver était dans le fruit dès le départ. Cette crise doit aussi être l’occasion de rediscuter du lien entre la science et la politique, aussi entre la science et l’Etat, et la place de l’expertise.
Comment doit s’agencer la relation entre science et politique ? Cédric Villani appelle à la création d’un scientifique en chef permanent placé aux côtés du gouvernement pour le conseiller sur les questions scientifiques.
Il me semble que ce n’est pas une bonne proposition. Au contraire, je pense que le rapport est aujourd’hui trop direct et qu’il doit être davantage médié. Dans la transformation de la science en expertise pour répondre à des questions qu’elle ne se pose pas, un moment qui s’avère indispensable dans certaines situations, il faut bien voir ce que l’on gagne et ce que l’on perd. Il me semble que l’expertise doit garder certains des attributs essentiels de la science, notamment ses capacités réflexives, critiques et contre-intuitives. La question essentielle est la suivante : comme construire une expertise qui ne soit pas qu’une copie appauvrie de la richesse scientifique ? Pour ce faire, elle devrait sans doute être collective, contradictoire, plurielle et inclure des parties prenantes très diverses et ne surtout pas s’incarner dans la parole d’un chef ou d’un gardien du temple !
Nous manquons d’espaces intermédiaires où de telles constructions puissent vivre. D’un certain point de vue, l’exemple du Giec peut à cet égard être souligné, en tant que lieu d’expression d’une communauté scientifique internationale très diverse, multidisciplinaire et qui a bien compris que le climat ne pouvait plus être l’objet de la climatologie. De quelle science le Covid-19 est-il l’objet ? Aucune, c’est l’objet commun d’une pluralité de démarches scientifiques et d’acteurs, sans qu’aucun d’entre nous ne puisse s’autoriser à en être le centre. Adaptons nos instances à cette nouvelle donne épistémologique.
Maintenant que la sortie de crise se profile, quelles leçons tirer ?
Encore une fois, depuis le domaine de recherche d’où je parle, la philosophie des sciences, les leçons devront se tirer sur le long terme. Mais je crois qu’il faut saisir l’occasion pour ne pas revenir à la normale. Le régime normal des relations entre sciences et société n’était pas adapté. Et sur certains aspects, il me semble que nous ne reviendrons pas en arrière. Je pense ici à cette extension des espaces de gratuité et ces habitudes qui ont été renforcées autour du dépôt de preprint et des archives ouvertes. Cette science impliquée, honnête sur ses fragilités et ses intentions, cela aussi nous devons en faire un antécédent : visibiliser et comprendre les hésitations, les désaccords, les conflits, la diversité de la science.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire