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lundi 25 mai 2020

« Au début, on contrôle nos gestes, nos verres, nos mains. Mais, en fin de soirée… » : les nouveaux codes du dîner entre amis déconfinés

On fantasmait un peu ce moment où l’on retrouverait enfin ses amis autour d’une grande tablée, mais la menace du virus rend les choses plus compliquées.
Stéphanie Noblet   Publié le 22 mai 2020
CHRONIQUE
EMILE LOREAUX POUR « LE MONDE »

Un vrai dîner entre potes. Voilà qui était tout en haut de la liste de ce qu’on s’était promis de faire dès le confinement terminé. Retrouver les sourires de nos proches, les échanges de plats et de propos, qui peuvent se prolonger sans heure limite ni trouble de connexion. De la chaleur humaine, authentique et réconfortante, pour renvoyer les apéros virtuels au rang d’expériences du passé. Mais cette bonne bouffe entre amis, longtemps fantasmée, comment s’inscrit-elle dans la néoréalité, alors que le virus menace encore de s’inviter ? « Lorsqu’il y a eu privation, il va y avoir un effet de compensation », avance Jean-Louis Lambert, sociologue de l’alimentation, qui met néanmoins en garde : « Entre l’objectif de convivialité et celui d’hypersécurité sanitaire, il n’y a ni juste milieu ni compromis possible. Notre notion du repas repose sur un partage complet, de l’espace, du temps, des plats et des boissons, dans une ambiance idéalement détendue. S’il y a de la méfiance entre amis, le plaisir n’est pas toujours au rendez-vous… » Au prix de quelques concessions, chacun cherche pourtant à résoudre cette nouvelle équation covidienne.

Le casting. Pas plus de dix personnes, le message est passé. Et même deux ou trois fois moins pour commencer, on s’en satisfait volontiers. Mais quels sont les heureux élus : les confinés modèles, les plus disciplinés ? Les certifiés, ceux qui peuvent brandir les résultats d’un test d’immunité acquise ou d’une absence d’infection ? Et quid des amis soignants, des intermittents du confinement, des perpétuels rebelles (c’est pour ça qu’on les aime aussi) ? C’est le cœur qui dicte les premiers choix. « J’ai retrouvé en priorité mes fils, ainsi que mes deux plus vieilles amies, chacune leur tour », témoigne Valérie, quinquagénaire confinée en solo à Paris. « Les meilleurs potes, on les compte sur les doigts d’une main, explique Romain, un père trentenaire et musicien. C’est forcément avec eux qu’on se déconfine sans se poser de questions, ce qui ne veut pas dire sans précaution. » Certains n’hésitent pas à décliner les propositions de dîners aux convives trop nombreux, ou jugées prématurées quand il ne s’agit pas du cercle proche. « On n’a pas fait tous ces efforts pour les ruiner du jour au lendemain », objecte Laurent.

Le lieu. Apéro dans le jardin ou grande tablée ? Barbecue ou pique-nique clandestin ? « Dans nombre d’habitats, le respect des distances n’est pas évident, sauf si l’on possède une terrasse, observe le sociologue Jean-Louis Lambert. Mais les individus dont le cerveau est focalisé sur le risque incarné par les autres auront toujours du mal à se détendre, même en extérieur. » Au sein des groupes de copains, on jauge l’option la plus sûre, la plus proche géographiquement aussi – télétravailler mais emprunter le métro pour aller dîner, c’est pas facile à justifier…
Les salutations. Certains font bonne figure en arrivant encore masqués, comme un certificat de bonne conduite en chemin… Interdit de s’embrasser : les consignes bien assimilées brident les élans spontanés. La gêne et l’embarras gâchent un peu ces premiers instants. Quant aux nouveaux rituels de salutation, ils demeurent inégalement adoptés et semblent surtout cruellement inadaptés aux démonstrations d’amitié que l’on voudrait témoigner. Dans leur milieu d’artistes parisiens où l’on admet être « très tactiles », Aglaé met toute son affection dans les « coudous », qu’elle dispense comme autant de bisous. Benjamin, lui, s’amuse à prolonger les « footshakes » (frôlements du pied) : « A Valence, c’est trois… », plaisante-t-il avec un accent. Ailleurs, d’autres improvisent des gestes sans contact pour éviter de rester les bras ballants : un namasté de yogi paumes jointes, ou l’envoi d’un baiser qui s’envole de la main… Rapidement, les succédanés d’embrassades cèdent le pas au passage rituel au lavabo, parfois assorti de l’obligation de se déchausser.
Les cadeaux. C’est la pleine saison des pivoines, qui se pavanent en emblèmes éclatants du printemps. Des bouquets baume au cœur pour tous les citadins privés de nature. Mais la concurrence est rude : parmi les cadeaux apportés à un dîner, le lot de masques cousus main est du meilleur effet. Une preuve d’attention, tant qu’elle n’est pas perçue comme un rappel à l’ordre moralisateur. Plus classique, mais tout aussi personnalisé et saisonnier : une confiture maison (rhubarbe, fraise…), un bocal de pickles, ou tout autre fruit d’activités manuelles confinées.
La distanciation. On rêve d’une ambiance à la Sautet ; nous voici punis aux quatre coins d’une table basse blanche impeccablement désinfectée, comme les personnages d’un film de Ruben Östlund (le réalisateur suédois de Snow Therapy et de The Square). Les meilleurs amis du monde s’écartent ostensiblement dans les canapés, s’amarrant à l’accoudoir comme à un corps-mort en pleine tempête. Un verre ou deux aidant, l’assistance se détend. Quand vient l’heure de passer à table, les choses se compliquent. « Pour tenter de rassurer une de mes amies stressée lors de notre premier dîner post-confinement, je lui ai proposé de sortir toutes les rallonges de ma table, bien plus que ce qui était nécessaire pour sept », avance Sophie… Pas toujours facile de respecter le mètre réglementaire entre convives. Mais qui sortirait un télémètre de chantier ou un centimètre de couturière pour casser l’ambiance ? On est si bien, entre deux vieux copains, surtout quand nos épaules se frôlent…
Les gestes barrières. Le masque ôté, les mains lavées, les bises évitées : tout a bien commencé. Mais quel mode d’emploi pour le picorage collectif de l’apéritif ? Qui osera mettre les doigts dans les bols de crudités, noix de cajou et olives ? Il y a bien des piques et des couverts en bois, et ma voisine pour rappeler à l’ordre les étourdis : un seul usage toléré, on ne repique pas dans le plat ! « Ne pas se toucher, ça reste possible, analyse Jean-Louis Lambert. Mais ne pas manipuler les mêmes objets, dans le cadre intime d’un dîner, ça l’est beaucoup moins et cela génère une anxiété liée aux risques inhérents à chaque geste. » Notre hôte propose des coupelles individuelles pour que chacun fasse ses réserves d’écureuil. Mais qui fait le service ? Et faut-il faire tourner le gel hydroalcoolique en même temps que les plats quand les couverts passent d’un voisin à l’autre ? L’idéal serait de prévoir un repas 100 % portionné ou à l’assiette, et un volontaire de service officiant pour toute la tablée… Ça devient pénible, cette vigilance de tous les instants, on rêverait tant d’un dîner insouciant ! Idem pour le service du vin et de l’eau, dont les bouteilles transitent de main en main. Au bout de quelques verres, les barrières tombent et on y pense moins. Alors, on trinque ? Mettre deux verres en contact ne semble pas effrayer tout le monde. « Au début, on contrôle tous nos gestes, nos verres, nos mains. Mais, en fin de soirée, si un joint vient à circuler, certains semblent avoir oublié que, dans la journée, ils redoutent le moindre postillon émis par un inconnu dans la rue… », ironise Agathe, au lendemain d’un dîner entre étudiants. Dès que la spontanéité reprend le dessus, le risque s’immisce. Et c’est ainsi que l’un attrape un masque négligemment posé sur le meuble de l’entrée et qu’il pensait être le sien, tandis que l’autre, trop heureux de sa soirée, embrasse tout le monde avec effusion avant de partir, un masque (mais lequel ?) sur le nez…
Les sujets de discussion. On s’était promis de parler d’autre chose, de se changer les idées. Impossible pourtant de passer deux mois sous silence, d’éviter le sujet du virus, la crise sanitaire, économique et sociale, l’avant, l’après, ceux qui l’ont eu, les incertains, les nouvelles des anciens… Le ton s’échauffe un peu pour commenter la gestion de la crise, on détend l’atmosphère en déviant sur la barbe d’Edouard Philippe ou les défis capillaires des copains. On évoque les incertitudes de l’avenir, les sombres perspectives de boulot, les vacances au kilomètre zéro… Mais on passe à autre chose car, en bons Français à table, on se réconforte en parlant de bouffe et encore de bouffe. Des bons plans d’approvisionnement et des nouvelles recettes expérimentées pendant notre incarcération domestique. « Un bon repas sans amis, est-ce possible ?, interroge Kilien Stengel dans le Dictionnaire du bien manger et des modèles culinaires (éd. Honoré Champion, 2015). Les gens se plaisent à penser que rien n’est plus agréable que de marier les amis avec la table, comme un vin à un mets, et d’en constater l’évolution au cours d’un repas. Chez soi ou au restaurant, le plaisir de partager un bon moment est une pratique qui sera à l’avenir soit respectée, admirée, soit critiquée pour son caractère trop solennel ou traditionnel, dans le monde individuel qui se caricature à l’aube du XXIsiècle. » Comment imaginer qu’elle pourrait être un temps proscrite, cinq ans plus tard ? Il suffit d’en avoir été abruptement, durablement, collectivement privés pour en mesurer la valeur inestimable. Et y reprendre goût, envers et contre tout.

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