A l’approche des vacances, la question d’envoyer les enfants chez papy et mamie se fait plus pressante. Plusieurs catégories s’affrontent alors, du grand-parent « kamikaze de l’orangeade » au « câlino-prudent », en passant par le « distancié affectif ».
Durant le confinement, comme beaucoup d’autres baby-boomeurs, mes parents ont maintenu le contact avec leurs petits-enfants en mettant à profit le pouvoir de connectivité sociale des outils numériques. Sur FaceTime, « pépé » a fait des grimaces, de la curation de programme télévisé (« Ce soir, les enfants, y a La Totale !, de Claude Zidi ») et a continué à huiler les rouages de son fameux quiz monothématique à question tronquée (« Qui ? » Réponse : « Champollion ! »). Pendant ce temps-là, « mémé » tentait de faire réviser la table de 6 en répétant qu’il faudrait peut-être, un jour, « faire autre chose que des quiz sur Champollion ».
Tout cela a permis d’entretenir à distance le lien familial, malgré les cadrages parfois très approximatifs des échanges en visio’, donnant lieu à des dialogues surréalistes entre touffes de cheveux hirsutes et cluster de poils de nez filmés en contre-plongée. Mais cette télé-présence à l’esthétique fortuitement proche du Dogme 95 de Lars von Triers et Thomas Vinterberg n’a pas empêché les questionnements relatifs à un futur plus charnel : sera-t-il possible de voir les grands-parents en vrai cet été ? De les toucher ? Les serrer dans les bras ? Leur passer le sel ? La main dans les cheveux ? Ou nos aïeuls ne seront-ils durablement réduits qu’à cette présence pixélisée, avec ses gels d’images intempestifs et ses bilans météo presque quotidiens (« c’est mitigé, aujourd’hui ») ?
Refiler la patate chaude
Pour beaucoup de parents, ces interrogations s’accompagnent d’un désir, un besoin aussi, de souffler. Après plus de deux mois de promiscuité passés à assumer tous les rôles, à être à la fois télétravailleur, instit, cuisinier, psy, animateur de centre de loisirs, bobologue, casque bleu, beaucoup rêvent de pouvoir confier leur progéniture aux grands-parents, comme on refilerait en douce une patate chaude. Mais aller voir pépé et mémé, c’est aussi courir le risque de les contaminer. Même si les enfants semblent peu vecteurs de l’épidémie, le coronavirus fait planer sur les contacts physiques une menace inédite, et tout le monde a en tête ce scénario catastrophe où il n’y aurait qu’un pas entre le bisou (mortel) des retrouvailles et les adieux (masqués) au cimetière.
Soyons réalistes : il est reconnu que l’âge avancé est un des principaux facteurs déterminants de la morbidité du Covid-19, et tout le monde n’est pas forcément aussi résistant et chanceux qu’Helga Gudmundsdottir, la grand-mère islandaise de 103 ans qui a survécu à la grippe espagnole, à la tuberculose et au Covid-19 (sans oublier deux guerres mondiales). Ou que la doyenne d’Espagne, Maria Braynas, 113 ans, arrière-grand-mère, elle aussi rescapée des attaques du coronavirus (et de la guerre civile).
Profiter des « choupinous d’amour »
A l’approche des vacances, face à ces risques aux conséquences impondérables, se trouvent alors mis en tension deux pôles sur fond de France bicolore : l’envie et la prophylaxie. Penchant tantôt d’un côté ou de l’autre, on peut voir se dessiner plusieurs profils de grands-parents qui, tous, ont de bonnes raisons de faire comme ils font (ils sont grands, non ?). Première catégorie, ceux que nous appellerons « les kamikazes de l’orangeade » : pour eux, le lien affectif est si fort avec leurs petits-enfants, et le sentiment de manque si criant, qu’ils en oublieraient presque la prudence la plus élémentaire. Après tout, se dit le kamikaze de l’orangeade, « il faut bien mourir de quelque chose, et ce n’est pas une pandémie qui va m’empêcher de cueillir des framboises avec ces petits bouts de chou ». Le virus, pour ce type de grands-parents, n’est pas vécu comme une menace, mais au contraire comme l’occasion inespérée de profiter plus longtemps de ces « choupinous d’amour ». Capable d’une expédition commando en zone rouge pour récupérer sa descendance, le kamikaze de l’orangeade a même proposé de leur faire cours durant tout le mois de juin, histoire de grappiller quelques semaines de rab.
Sauvés de la garde estivale d’une bruyante marmaille
Deuxième catégorie ayant émergé après le confinement : « les câlino-prudents ». Tiraillés entre leur désir d’écouler leur énorme stock de câlins inusités et les avis (qu’ils consultent régulièrement) du Conseil scientifique sur le Covid-19, ils « attendent de voir ». Au cas où les choses tournent mal, le câlino-prudent a lu tous les articles sur le professeur Raoult, histoire de savoir si la chloroquine pourrait éventuellement le tirer d’un mauvais pas. Et, parce qu’il est persuadé que des miasmes traversent la barrière du masque, a commencé à se renseigner sur l’apprentissage du morse oculaire, dans le but de pouvoir communiquer sans ouvrir la bouche. En douce, il a démarré une collection de bidons de gel hydroalcoolique.
Que penser enfin de notre dernière catégorie, « les distanciés affectifs », qui remercient en secret le virus de les avoir débarrassés de cette charge mentale que constitue la garde estivale d’une bruyante marmaille potentiellement contaminée ? A vrai dire, rien ne permet de les blâmer. Dans une époque marquée par le développement de ce que les chercheurs nomment la « grand-parentalité intensive », où papy et mamie assument des fonctions éducatives parfois aussi chronophages qu’un job à plein temps, les distanciés affectifs, en bons pragmatiques, ont enfin trouvé une raison imparable de dire non à un nouvel été de servitude.
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