Jean-Paul Delahaye, inspecteur général honoraire de l’éducation nationale, auteur d’un rapport sur l’école et la grande pauvreté, défend la réouverture des établissements scolaires y compris en zone rouge.
Selon Jean-Paul Delahaye, inspecteur général honoraire de l’éducation nationale et ancien conseiller de Vincent Peillon au ministère de l’éducation, la crise sanitaire accélère le décrochage des enfants de milieux populaires.
Depuis la mi-mai, les écoles rouvrent dans tous les départements, même si ce n’est que pour une minorité d’enfants. Ce n’est pas le cas des collèges, qui restent fermés en zone rouge. Faut-il, comme le demandent certains élus, passer à la vitesse supérieure ?
Oui, en particulier dans les quartiers difficiles, et sans perdre de vue les précautions sanitaires, il me semble urgent de rappeler les adolescents dans les établissements. Arrêtons de nous bercer d’illusions : le retour en classe ne se fera pas à l’identique. Attendre septembre n’y changera rien. Je ne défends pas une « rescolarisation » en tant que telle : cela n’aurait aucun sens de reconvoquer toute une classe pour « boucler » les programmes…
Non, ce qui est prioritaire, c’est de resserrer le lien qui s’est distendu. Si l’on ne fait rien pour une reprise de contacts rapide entre les jeunes et l’institution scolaire, on multiplie le risque de les voir perdre pied à la rentrée. Cinq ou six mois sans école, c’est une catastrophe annoncée.
Là où les cours ont repris, les enseignants disent que le protocole sanitaire limite drastiquement les capacités d’accueil. Qu’ils ne peuvent faire « plus ». Peut-on passer outre ?
Bien sûr que non. Mais qu’est-ce qui empêche, dès aujourd’hui, d’organiser dans les collèges, y compris en zone rouge, des rencontres entre enseignants et élèves ? Des tête-à-tête, dans une salle adéquate, avec des « roulements » ? Je plaide pour un retour progressif et de bon sens, sur la base de ce qui s’est joué, pendant le confinement, avec les enfants de soignants.
Un traitement à part, au pays de l’école pour tous ?
Je ne vois pas ce qu’il peut y avoir de gênant à désigner certains enfants comme prioritaires. Le ministère de l’éducation a, très tôt après la fermeture des établissements, avancé le chiffre de 5 % à 6 % de décrocheurs. Soit 500 000 enfants. On peut raisonnablement penser que le ratio va bien au-delà. Il suffit d’écouter ce qu’en disent les enseignants : un désastre est en train de s’installer. La crise sanitaire accélère le décrochage des enfants de milieux populaires. Et on ne réagirait pas ?
« Enfants de milieux populaires = enfants décrocheurs »… Est-ce qu’on ne force pas un peu le trait ?
Dans toutes les familles, des enfants privés depuis deux mois de transmission des enseignements dans un cadre interactif, mais surtout sans lien social, perdent intérêt, énergie, motivation… Il n’empêche : on sait que le confinement a placé la jeunesse dans une situation terriblement inégalitaire, parce que l’équipement numérique n’est pas le même d’un foyer à un autre, parce que l’encadrement familial diffère. Quand possibilité d’encadrement il y a.
Un enfant sur cinq vit dans une famille en situation de pauvreté, dont la moitié en grande pauvreté. Et ces estimations cachent de profondes disparités : dans certains quartiers populaires, dans certains territoires ruraux, ce sont 30 %, 40 % d’enfants qui connaissent des conditions de vie très difficiles. Sans compter les milliers de familles hébergées en hôtel social. Nous sommes le pays où l’origine sociale pèse le plus sur les destinées scolaires. Comment imaginer que, pour ces enfants, la fermeture des établissements n’est pas une double peine ?
Le ministre de l’éducation, citant des pédiatres, a affirmé qu’« il y a plus de risques à rester chez soi que d’aller à l’école ». Vous êtes aussi sur cette ligne ?
C’est le droit à l’éducation qui est en cause avec cette crise sanitaire. Il faut donc faire en sorte, par tous les moyens, que les jeunes les plus vulnérables prennent le chemin de l’école.
Mais les chefs d’établissement disent que, là où les cours ont repris, ce sont ces jeunes en difficultés qu’ils ne voient pas revenir, et leurs familles qui sont les plus hésitantes…
L’inquiétude face à la maladie traverse toute la société. Pourquoi en serait-il autrement des familles populaires ? Le concept du « volontariat » a complexifié la donne, un peu comme si on déléguait aux parents d’élèves la responsabilité de la prise de risques. C’est au contraire à l’institution de faire le premier pas, et c’est ce qu’elle fait déjà en maints endroits en contactant ces parents, en leur donnant des garanties, en leur expliquant que le retour en cours n’est pas massif mais peut bénéficier, en premier lieu, à leurs enfants. Pourquoi ne pas ouvrir les établissements aux familles, ou à leurs représentants, qu’ils viennent constater par eux-mêmes les conditions de la reprise (« Les enfants seront assis là, les enseignants là ») et repartent, rassurés, en parler aux autres parents dans les quartiers ? Il faut aussi discuter avec eux du « fond », leur expliquer ce qui peut être fait sur ces temps d’accueil.
La fermeture des établissements, c’est aussi l’absence, pour beaucoup d’enfants, de restauration scolaire… Une « fracture alimentaire » adossée à la « fracture scolaire » ?
Les queues interminables sur les trottoirs lors des distributions alimentaires sont un bon indicateur. Oui, des familles ont basculé dans la précarité avec l’arrêt des cantines. Que le gouvernement ait annoncé des aides en ce sens [aide de 150 euros aux foyers les plus modestes auxquels s’ajoutent 100 euros par enfant à charge] montre bien qu’il y a une prise de conscience de la situation : il est impossible à certaines familles de nourrir leurs enfants trois fois par jour. Mais la crise sanitaire n’est qu’un révélateur. Ecoutez les chefs d’établissement, en ZEP notamment : ils connaissent tous des élèves qui quittent les cours à midi… et attendent une heure devant l’établissement. Une pause sans déjeuner. Malgré les aides et les bourses, beaucoup passent encore entre les mailles du filet de la solidarité.
Le confinement a-t-il accru la distance entre les familles et l’école ?
Dans les cas où la « continuité pédagogique » a pu exister, je crois, au contraire, qu’un des effets bénéfiques de la période, c’est d’avoir, incontestablement, transformé la relation entre bon nombre de parents et d’enseignants. Chacun a regardé différemment le travail et l’implication de l’autre. Une meilleure association des parents à la scolarité de leurs enfants, c’est cela qui, aujourd’hui, peut modifier le système. C’est en cela qu’il y aura, selon moi, une école d’« après ».
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