Passionné de photographie, Alexandre Ean a organisé un shooting de mode avec une cinquantaine d’élèves au sein de leur établissement du IXe arrondissement de Paris, l’un des plus mal classés de France, où il était assistant d’éducation. L’occasion de mettre en lumière des jeunes «souvent oubliés»
Le lycée Edgar-Quinet, dans le IXe arrondissement de Paris, a sa réputation : mal aimé, mal classé… Tous ses acteurs en ont conscience. A commencer par ceux qu’il accueille. Sadio, 18 ans, récente bachelière devenue étudiante à l’université Sorbonne Paris Nord, explique : «Les élèves des autres établissements nous prennent de haut. A la fin du collège, quand j’ai su que j’étais affectée au lycée Edgar-Quinet, j’ai pleuré.» «On vient tous des quartiers du XVIIe, XVIIIe, XIXe. Ici, c’est comme un village. Tout le monde se connaît», poursuit Mehdi, 18 ans, en BTS. Les enseignants ne sont pas en reste. Ils se mobilisent contre le manque de moyens, les suppressions de postes. La réforme du lycée a suscité de vives inquiétudes d’«appauvrissement de l’enseignement» et a entraîné des grèves dans l’établissement.
Alexandre Ean a rejoint Edgar-Quinet en tant qu’assistant d’éducation en septembre 2018, après trois ans passés dans un collège huppé du Ier arrondissement. Loin de ses origines sociales : une mère secrétaire de formation et un père ouvrier chez Renault, arrivé en France à 17 ans après avoir fui le génocide au Cambodge. «On m’avait proposé un poste dans un prestigieux lycée du XVIIe arrondissement. Mais j’avais envie de voir autre chose», dit l’homme de 26 ans, qui a quitté l’établissement en août pour vivre de la photo.
Nouveaux miroirs
Mais lors de ses deux années passées à Edgar-Quinet, Alexandre Ean a jeté sur cette ruche bourdonnante un regard qui en pompait le miel. Dans ce lycée paria, il a ressenti une énergie particulière : les élèves ont une gueule, il s’y passe quelque chose. Avec deux collègues, Louise et Marie, il gagne la confiance des élèves tout en maintenant la distance nécessaire à leur fonction. Et en février 2020, Alexandre Ean bat le pavé de la cour de récréation pour proposer un casting géant «dans le cadre d’un projet photo : fabriquer des souvenirs en commun après avoir tant partagé».
Son idée prend forme : organiser un shooting photo dans l’enceinte du lycée. «Les élèves écoutent beaucoup de rap et ont un rapport particulier avec le vêtement. Je me suis dit que ça pouvait être intéressant de questionner le corps adolescent, questionner leur rapport à la mode. Ils n’ont jamais posé, mais sont très actifs sur les réseaux sociaux. Ils aiment s’habiller mais restent très uniformisés par le marché.» Ici, le crocodile mord les vêtements. Les conversations sont ponctuées par des virgules. Les juges de la rue des Martyrs portent des linges à trois bandes. Ils scrutent, avec le sérieux des bijoutiers, le front de leurs camarades, à la recherche de contours mal tracés, d’une wig (perruque) mal posée ou d’un maquillage foireux. Les smartphones sont les nouveaux miroirs qui leur disent à qui ressembler, qui écouter, sur quoi danser, de qui se moquer…
Leurs temples : Instagram, le réseau où l’on tape ses meilleures poses. Snapchat, une sorte de dark web où circulent toutes sortes de contenus, du plus drôle au plus glaçant. Alexandre Ean convainc assez facilement le proviseur, Olivier Sellier, et la proviseure adjointe, Sophie Vallejo-Gomez, qui débordent d’enthousiasme.
Du côté des élèves, les avis sont au départ contrastés. Ils se méfient. Amir, 18 ans, désormais étudiant en BTS, se souvient : «On le voyait à l’entrée du lycée, nous tendre des autorisations à signer. Perso, je n’étais pas très chaud. Il me parlait de photographie, d’art contemporain au lycée. Je lui ai dit : "T’attends quoi de nous ?"» Fred : «Une séance photo à Edgar-Quinet ? Je me suis dit : "Ça va être nul."» Amir : «Déjà que j’ai jamais réussi à organiser un tournoi de foot… Lui, il nous parle d’un shooting. Je n’y crois pas.»
Certains sont plus pragmatiques. «Quand il m’a proposé de participer à son projet, j’ai checké son Instagram pour voir ce qu’il faisait. Ça m’a convaincue», raconte Inès, 18 ans, qui a signé un contrat en mannequinat un an plus tôt. Sadio, elle, y a vu l’occasion de sortir de sa chrysalide. «Comme une opportunité d’ouverture, de mise en danger.» Le plan commence à prendre forme. Baptisé «Nouvelle Ecole», il s’inscrit dans le cadre d’un projet d’établissement sans visée lucrative, avec pour seul but d’offrir aux participants une expérience dans le domaine de la mode et de la photo, et de mettre en avant les photos dans la presse, pour les valoriser. Sur les quelque 400 élèves, 75 participent au casting et un peu moins d’une cinquantaine sont conviés au shooting prévu en avril.
«Ils sont trop beaux»
Alexandre Ean a une vision. Il s’inspire du travail du photographe et éducateur Dawoud Bey - connu pour sa série Class Pictures, dans laquelle il se rendait dans des lycées américains défavorisés pour figer «l’âme des élèves» sans trop de mise en scène - et de Jamel Shabazz, qui a commencé la photo dans le New York des années 80. Entre explosion du hip-hop et paroxysme de l’épidémie de crack, il immortalisait les parias de la Grosse Pomme. «Avec les élèves, on a pris quelques-unes de leurs poses pour rendre hommage à ces pionniers.» Sauf qu’en mars, c’est une autre épidémie qui gagne la France et le monde. «On a tous été confinés chez nous, se souvient Sofiane, étudiant de 18 ans à l’université Sorbonne Paris Nord. Mais on est restés en contact grâce aux groupes WhatsApp et aux appels vidéo entre potes.» A la demande de la direction, les assistants d’éducation passent des coups de fil pour prendre des nouvelles des élèves. Une attention saluée unanimement par les confinés. Alexandre Ean motive les troupes. Le projet n’est pas mort. Il est reporté au mois de juillet. «Après l’enfermement, on avait une grande envie de se défouler. Dans les conversations de groupe, on se motivait. C’était l’occasion de tous se réunir une dernière fois avant de quitter le lycée pour de bon.»
Les 8, 9 et 10 juillet, le trio Alexandre, Louise et Marie est accompagné d’une douzaine de personnes, toutes volontaires, pour encadrer les trois jours de shoot. Les journées sont intenses, de 8 à 18 heures. «J’ai lancé un appel à tout mon réseau en leur disant : "Venez m’aider à réaliser le projet de ma vie dans le lycée Edgar-Quinet, les élèves sont trop beaux"», sourit Alexandre, un brin nostalgique. Son appel a été entendu et plusieurs marques embraient : Pigalle leur met à disposition dix ans de collections, Arbo Paris prête quelques tenues, Pressure Paris imprime à l’occasion 12 tee-shirts qu’ils offrent aux élèves. Maud et France, stylistes, ont ramené une valise de vêtements. Augustin travaille dans le cinéma et s’occupe de la lumière. Les élèves se retrouvent face à une équipe motivée.
«Le bon équilibre»
Ils sont impressionnés. «J’arrive, je suis prise en charge dans une salle par des maquilleuses professionnelles qui ont des teintes même pour les peaux les plus foncées, ça m’a choquée», détaille Alicia, 18 ans, en terminale STMG. «Il y avait une salle de classe complète remplie de vêtements, se souvient Béma, 19 ans, en BTS. Maud partait de nos goûts pour nous proposer des vêtements qu’on n’a pas l’habitude de porter.»
«L’objectif, c’est de trouver le bon équilibre entre leurs univers et la mode. Pas de les cacher derrière des vêtements», précise le photographe. Les premières poses sont timides. Ibrahima, 19 ans, «ne savai[t] pas quoi faire de [s]on corps. Mais l’équipe du shooting m’a mise à l’aise. Ils nous ont fait découvrir leur univers avec beaucoup de générosité». La mayonnaise prend peu à peu. Bichonnés, les élèves donnent leur pleine mesure, se glissent dans des pièces audacieuses de créateurs sans rechigner.
Le résultat est saisissant. La série n’a rien à envier à des productions professionnelles, son esthétique street est élégante, mais suinte l’authenticité. Les modèles ont la grâce et la classe. A la découverte des images, les étudiants se disent «fiers d’eux, fiers du lycée» et «émus». Ils en parlent comme d’un des plus beaux souvenirs de leur courte existence. «On s’est souvent sentis négligés, faute de projets excitants. Celui-là a fait du bien à tout le lycée», dit Alicia. «Ça m’a fait aimer Edgar-Quinet», lâche Sadio. Pour Béma, le shooting ne change pas tout. Mais il a modifié son rapport aux autres (élèves, profs, direction) : «A la fin, je me suis dit : "Mais en fait ce petit monde est plus humain qu’on ne le croit."»
«J’ai essayé de représenter des élèves en difficulté trop souvent oubliés par notre ministère de l’Education», précise Alexandre Ean qui a croisé plusieurs élèves lors de la manifestation massive en mémoire d’Adama Traoré et George Floyd, à Paris en juin. La vague d’indignation a soulevé de nombreuses questions, notamment sur la représentation des minorités. «On fait partie d’une génération qui ne veut pas rester dans l’ombre. Quand une occasion comme ça se présente, tu la saisis pas, tu l’arraches», dit Lucas, 22 ans, aujourd’hui étudiant en BTS, déjà à l’affût de nouvelles occasions de briller.
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