De Flaubert à Céline, de Houellebecq à Matzneff ou Peter Handke, la sociologue explore, dans «Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ?», les processus d’identification entre les écrivains et leurs écrits, à travers les époques.
La question des rapports entre morale de l’auteur et morale de l’œuvre nourrit des polémiques régulières et passionnelles. Faut-il rééditer Maurras ? Faut-il couronner du Nobel Peter Handke ou d’un césar Roman Polanski ? Le débat s’enflamme davantage avec le mouvement #MeToo et avec la «cancel culture», qui vise à supprimer des œuvres jugées racistes ou sexistes. Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ? réalise un état des lieux historique, juridique et sociologique. Entretien avec Gisèle Sapiro, sociologue et directrice de recherche au CNRS, qui vient aussi de boucler un Dictionnaire international Bourdieu à paraître le 5 novembre (CNRS Editions).
En quoi une œuvre peut-elle être dissociée de son auteur ?
J’ai réfléchi aux rapports entre l’auteur et l’œuvre sous la forme de l’identification et aussi de ses limites. Prenons d’abord le cas où le nom d’auteur est conçu comme métonymie de l’œuvre, où il désigne un corpus. Celui-ci est instable concernant Céline. Ses pamphlets font-ils partie de l’œuvre littéraire ou pas ? Or la question de l’unité pose celle de la cohérence. Leur dissociation était clairement le résultat d’une stratégie de Céline. Il avait écrit ces pamphlets dans les années 30, dans le prolongement de ses romans, à une époque où l’antisémitisme n’était pas interdit ; le décret Marchandeau date de 1939. Après guerre, c’est lui qui a décidé de ne pas les rééditer. C’est là que se construit, a posteriori, l’image de Céline fou, irrationnel. Quand il récupère le fonds Denoël en 1948, Gallimard le réédite sans les pamphlets. En 2018, leur réédition sera suspendue vu le tollé.
L’œuvre peut-elle être vue comme le reflet de son auteur ?
Leur identification peut être très forte. On dit souvent que l’auteur se peint dans son œuvre. C’est la fameuse phrase attribuée à Gustave Flaubert : «Madame Bovary, c’est moi.» En même temps, il y a toujours une distinction entre l’auteur et ses personnages. Dans la littérature classique, l’auteur pouvait les juger, les condamner. Dans la littérature moderne arrive une troisième instance, un narrateur, distinct de l’auteur. Au procès de Madame Bovary, le procureur Pinard confond le point de vue de Flaubert avec celui de son héroïne. Il se crée donc une sorte de tension entre le narrateur, l’auteur et les personnages.
L’écriture de soi n’est-elle pas la parfaite identification de l’auteur à son œuvre ?
Les journaux intimes, les autobiographies et l’autofiction disent effectivement «je» dans un registre assumé. Dans cette lignée s’inscrivent les genres contemporains de l’autoanalyse (Annie Ernaux, Didier Eribon, Edouard Louis) ou de l’autofiction (Camille Laurens, Christine Angot…). Cela ouvre des espaces de jeu pour les auteurs, comme Chloé Delaume qui se présente comme un personnage inventé. Cela donne aussi des «je» un peu provocateurs mais qui se protègent, eux, derrière la distinction entre auteur et narrateur fictionnel. Michel Houellebecq joue avec un narrateur qui lui ressemble mais qui n’est pas lui. Cela permet d’introduire via des protagonistes des propos prohibés dans l’espace public. Il y a toujours la possibilité d’une lecture second degré ironique, qui fait son ambiguïté foncière.
Chez Gabriel Matzneff, l’identification est totale.
Non seulement ses actes étaient assumés et présentés comme des exploits pour lesquels il n’avait ni honte ni regret, mais en plus ils étaient parfaitement condamnables à l’époque de leur publication. Une grande tolérance juridique s’est instaurée depuis les années 70, avec une reconnaissance de l’autonomie de la littérature. Mais dans le cas de Matzneff, il s’agit de pédocriminalité. Beaucoup d’histoires sortent aujourd’hui, il suffit de lire Fille de Camille Laurens pour voir la violence qui a pu s’exercer de tout temps sur des enfants. Matzneff l’exhibe, il en fait une œuvre soi-disant littéraire adoubée par le milieu. Or c’est vraiment un système chez lui, fondé sur l’exploitation de ces jeunes filles.
L’auteur a-t-il un droit à l’erreur ?
Le droit à l’erreur est un principe défendu par Jean Paulhan dès les débats du Comité national des écrivains en septembre 1944. Mais la notion d’erreur est-elle pertinente s’agissant d’idéologie ? La question se pose de l’intention. Les intentions peuvent être considérées comme des causes des actes, suivant Max Weber et le philosophe analytique Donald Davidson. Dans les procès de l’épuration (1), on a imputé une intention de trahison et d’intelligence avec l’ennemi à ceux qui ont collaboré avec l’occupant ; ils se sont défendus en disant qu’ils pensaient servir la France… Les procès soulèvent cependant aussi la question des effets objectifs, indépendamment des intentions de l’auteur. Par exemple, le procureur du procès des Fleurs du mal doute du sens moral de Baudelaire, le considère perturbé et n’ayant donc pas sa pleine responsabilité : on a retiré six poèmes jugés nocifs. Dans les cas contemporains, on retrouve ce débat entre l’intention et les effets.
L’intention peut-elle produire un effet contraire ?
L’œuvre échappe à l’auteur lors de sa réception, et peut parfois être considérée comme offensante. Exhibit B, du metteur en scène sud-africain blanc Brett Bailey, a ainsi suscité une polémique en 2014, parce qu’il montrait des personnes racisées dans un zoo humain reconstitué. Or, ce qui était très fort dans cette performance, c’était que le regard accusateur des acteurs renvoyait les spectateurs à une position coloniale, et la reliait au contexte postcolonial d’aujourd’hui à travers des migrants subsahariens. Il n’y avait aucune ambiguïté sur le message. Orelsan, accusé d’avoir, dans une chanson, incité à la violence envers les femmes, a finalement été relaxé au motif qu’il incarnait un personnage fictionnel. Dans ces deux exemples, le comportement ou les convictions de l’auteur ne sont pas en cause. L’identification entre auteur et œuvre n’est pas complète.
Etes-vous d’accord avec Sartre pour qui les auteurs d’écrits ont une responsabilité plus grande que dans d’autres arts ?
La question de l’engagement est davantage associée historiquement à l’écrivain. Mais le cas Wagner montre bien que ce type de problématique existe même en musique. Certes, il y a un écrit, son pamphlet les Juifs dans la musique, publié sous pseudonyme et ensuite revendiqué en son nom propre. Aurait-on porté la même attention aux personnages de juifs caricaturés dans ses opéras sans cet écrit ? Récemment, c’est un peintre, Emil Nolde, dont l’engagement nazi a suscité l’émoi en Allemagne.
La «cancel culture» peut-elle être une solution ?
C’est, selon moi, recouvrir l’histoire du même couvercle d’amnésie que si l’on ignorait l’offense. Si on veut faire un vrai travail d’anamnèse collective, il ne faut pas occulter, il faut s’interroger. On ne peut pas ainsi complètement exclure Heidegger du canon, parce qu’il a tellement imprégné l’histoire de la philosophie qu’il vaut mieux analyser et comprendre.
Pourquoi n’y a-t-il pas de femmes dans votre essai ?
C’est vrai qu’historiquement et numériquement, il y a moins de femmes qui ont pris des positions publiques engagées. Mais il y a eu débat sur Irène Némirovsky et son antisémitisme supposé, malgré sa judaïté qui lui a coûté la vie en déportation. Cela dit, il y a eu plein de créatrices un peu oubliées. Plutôt que de vouloir réhabiliter un tel ou un tel, on pourrait s’intéresser à des artistes aussi considérables que la peintre Natalia Gontcharova, qu’on redécouvre aujourd’hui, ou à ce grand sociologue qu’est l’Afro-Américain W. E. B. Du Bois, marginalisé dans l’histoire de la discipline. On voit bien que le canon a des biais de construction qui n’ont rien à voir avec la valeur intrinsèque des œuvres, mais qui sont liés à des paramètres sociaux de rapports de domination et de subalternité.
Après #MeToo, l’auteur doit-il se sentir plus que jamais responsable de ce qu’il écrit, voire s’autocensurer ?
Il y a toujours une forme d’autocensure selon les valeurs de l’époque et selon les auteurs. Les créateurs jouent avec ces limites. La responsabilité de l’écrivain s’est construite dans la lutte pour l’extension de la liberté d’expression, un combat où certains ont payé de leur personne. Aujourd’hui, le débat se fixe sur des causes nouvelles. Comme le dit bien l’historienne Laure Murat [chroniqueuse à Libération], le sexisme n’a jamais été interdit. On voit des viols et des meurtres de femmes à longueur de pages dans des best-sellers dont on peut se demander pourquoi «ça fait vendre». Pourquoi est-ce le roman de Faulkner Sanctuaire, dans lequel il y a une scène de viol - certes avec un épi de maïs -, qui s’est le plus vendu ?
Pourquoi avoir consacré un chapitre à Peter Handke ?
Le Nobel a ravivé la polémique autour de lui. C’est une affaire de consécration, comme pour Polanski. Autant il ne faut pas supprimer l’œuvre de ce cinéaste important, autant lui donner un césar dans les circonstances actuelles, c’était nier tout un système d’abus en voie d’être dénoncé dans le cinéma. Pour Handke, cela se pose différemment. J’essaye d’analyser de près cet engagement, et c’est extrêmement troublant. Il n’a jamais nié les massacres commis côté serbe, mais il en parle peu, de façon détournée. Il a dénoncé une campagne médiatique totalement antiserbe, et on peut trouver certains de ses reproches justifiés. Et il a été attaqué comme un négationniste et nationaliste proserbe, des reproches infondés à mon avis.
Fallait-il lui donner le Nobel ?
Son œuvre littéraire le mérite. Beaucoup de spécialistes germanistes considèrent que c’est l’œuvre littéraire la plus importante en langue allemande aujourd’hui.
(1) Des mots qui tuent : la responsabilité de l’intellectuel en temps de crise (1944-1945), de Gisèle Sapiro, sort en Points (336 pp.,
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