En France, patients comme médecins ont longtemps boudé cette forme de consultation. Mais son remboursement par la Sécurité sociale et la crise sanitaire ont fait décoller les chiffres en flèche.
Depuis sa chambre, parfois directement dans son lit. Dans la voiture, garée au parking, ou dans la rue. En balade en forêt, ou sur la plage… Depuis le confinement, les patients ont pris l’habitude de consulter un médecin ailleurs que dans son cabinet. Ce sont désormais eux qui choisissent le cadre de la consultation. Mais dans quelle pièce laisser entrer virtuellement le docteur ? On avait perdu l’habitude de lui donner accès à nos intérieurs. « Ça me rappelle les visites à domicile de mon enfance, constate Marie, 49 ans. Quand j’étais petite, dans le Nord, on allait très peu chez le docteur, c’est lui qui venait chez nous… » Cette pratique ayant complètement disparu, il n’y a plus que la médecine d’urgence qui se déplace désormais au domicile des gens.
La téléconsultation, c’est encore autre chose. Comme une téléportation du docteur, sauf qu’il n’est jamais physiquement là. En France, patients comme médecins ont longtemps boudé cette forme de consultation, seulement envisagée comme une solution aux déserts médicaux. Mais son remboursement à 100 % par la Sécurité sociale et la crise sanitaire ont fait décoller les chiffres en flèche : la Caisse primaire d’Assurance-maladie comptait 40 000 téléconsultations en février 2020 contre 4,5 millions en avril, au cœur du confinement. Depuis ? 650 000 en août et… 1,2 million pour septembre. De quoi l’inscrire durablement dans les nouveaux usages ?
Pour les médecins, il s’agit littéralement de travailler autrement, qu’ils soient généraliste, ORL, oncologue, dermato ou psy, comme Rachel Trèves. « Il me manque les corps ! », clame cette spécialiste de l’accompagnement des couples en parcours d’AMP (assistance médicale à la procréation). « Dans mon cabinet, beaucoup de choses se disent aussi au-delà des mots. La posture, les yeux, tous les gestes silencieux sont des informations… A travers l’écran, je ne peux pas tendre une boîte de mouchoirs ! »
Sur le territoire des patients
En faisant valser l’unité de lieu de la consultation, les patients embarquent les soignants sur leur territoire à eux. Certains en profitent pour montrer au docteur leur appartement, tel un agent immobilier. Le docteur doit parfois expliquer qu’on se lève de son lit même pour une téléconsultation, ou qu’on ouvre les volets pour qu’il voie leur mine. D’autres le font bisquer devant la piscine de leur résidence secondaire. « On n’est plus dans le fantasme de l’intimité des patients, on est en plein dans leur intimité réelle », souligne encore Rachel Trèves. On aperçoit le conjoint qui vient prendre une bière dans le frigo, ou qui télétravaille sur un coin de table, on entend les bruits de la maison…
Ces glissements de cadre ont aussi du bon. « Il m’est arrivé de faire des visios depuis chez moi, raconte le docteur Corinne Troadec, pneumopédiatre à Paris. Et qu’un de mes enfants ou mon chien passe dans le champ… Et finalement, j’ai le sentiment que ces intrusions du privé dans la consultation compensent le côté un peu froid de la technologie. » Elle l’a constaté avec des adolescents en grande souffrance psychique pendant le confinement : « Nous voir comme ça, chacun dans son intérieur, ça remettait un peu d’humanité, de proximité dans la relation. »
A vrai dire, tous les rituels sont chamboulés. A commencer par la salle d’attente, désertée pendant le confinement. Sa nouvelle configuration, virtuelle, permet-elle aux patients de moins s’agacer en cas de retard ? « Chez le généraliste, on n’est jamais pris à l’heure. Si on attend quinze ou vingt minutes, on s’estime presque chanceux ! », résume Lise, la quarantaine. Face à l’ordinateur, on trépigne et on cogite : est-ce la technique qui n’est pas au point, ou le médecin qui nous a carrément oublié ? « Au bout de trente minutes à poireauter en guettant l’iPad du coin de l’œil, j’ai fini par appeler le secrétariat. Le docteur avait seulement pris du retard… »
« Ça demande un niveau de concentration différent, confirme Corinne Troadec, la pneumopédiatre. On est tendu vers l’écran, toute notre attention est sur le patient qui, lui, maintient la sienne sur nous plein cadre… c’est fatigant. »
Caroline, « patiente à risque » de 41 ans, s’installe dans sa chambre, sa bibliothèque à portée de main : elle bouquine en attendant que le docteur se connecte. « On ressent une pression, raconte Philippe Larréché, un jeune médecin remplaçant. Ça sonne sur l’ordinateur, le patient suivant est déjà là, et on ne peut pas lui envoyer un message pour lui dire qu’on n’a pas terminé la précédente téléconsultation. » Des patients vont jusqu’à chronométrer la consultation en ligne, comme s’ils se sentaient davantage en droit d’exiger une durée minimum.
Et comment se saluer ? Très vite, la technologie a fourni la matière à toutes ces formules qui permettent d’accueillir et de raccompagner un patient. Les « ça va, votre connexion a l’air plutôt bonne ! » ont remplacé les « vous avez trouvé facilement à vous garer ? » Mais difficile d’oublier complètement la technique. « Une partie de mon cerveau reste occupée à y penser », confie Marie, qui a consulté un allergologue. « Ça demande un niveau de concentration différent, confirme Corinne Troadec, la pneumopédiatre. On est tendu vers l’écran, toute notre attention est sur le patient qui, lui, maintient la sienne sur nous plein cadre… c’est fatigant. » Ceux qui enchaînent les visios découvrent dans la foulée les aléas du travail posté : crampes, mauvaises postures… Il faut prendre le temps de quitter son fauteuil entre deux appels pour se dégourdir les jambes et les yeux.
Le corps, justement. Quand on ne peut pas le toucher, ce qui est le propre de l’auscultation, les mots prennent le dessus. François (prénom modifié à sa demande), ancien médecin du rapatriement et urgentiste, a acquis de longue date des réflexes dans la façon d’interroger les patients. C’est d’autant plus nécessaire quand on ne les a jamais rencontrés. « Les gens ont souvent besoin d’être rassurés, dit-il. Même si on ne peut pas ausculter, beaucoup de choses se solutionnent dans la conversation. » De leur côté, les patients manipulent de mieux en mieux téléphones et tablettes pour zoomer sur une cheville enflée, un eczéma, un fond de gorge… « Rien ne peut remplacer l’auscultation, rappelle le docteur Corinne Troadec, mais la téléconsultation permet une guidance, une réassurance des patients. »
Carnets de rendez-vous pleins
Et ces échanges, les patients en redemandent. Serge, 78 ans, opéré l’an passé d’une tumeur au sinus : « Je suis en contact régulier avec mon oncologue. C’est génial pour toutes les questions que je me pose dans le suivi médical. Je n’ai pas besoin de me fatiguer dans les trajets, les consultations à l’hôpital ont été espacées au maximum et c’est aussi bien. » Lise, au sujet de l’épilepsie d’un de ses fils : « Au début du rendez-vous, mon fils était avec moi devant l’écran. Puis la neurologue l’a laissé filer et on est restés à discuter toutes les deux. Je lui ai posé beaucoup de questions sur cette pathologie et le traitement. Cet échange n’avait jamais eu lieu au cabinet car mon fils était présent tout du long. »
Les consultations au cabinet restent majoritaires, mais la vidéo a fait des adeptes : « C’est superpratique, expose Lise. Pour un rendez-vous en pédiatrie, il faut s’y prendre des semaines à l’avance et bloquer une demi-journée pour traverser la ville. C’est plus facile d’obtenir une visio et ça permet au minimum de débrouiller les situations. » Caroline, elle, se réjouit de pouvoir être suivie par son médecin traitant où qu’elle soit, en province comme à l’étranger. « Maintenant, peu importe le motif, je me pose la question de la téléconsultation. »
Glaner une patientèle en dehors de son périmètre géographique, se prémunir contre une salle d’attente désertée et des revenus en chute libre, les médecins libéraux ont abandonné leurs derniers scrupules au cours de l’été. Doctolib est devenu un incontournable, mais des plates-formes comme Qare, Medicam, Consulib ou CompuGroup Medical draguent les médecins, proposent de les salarier et leur offrent des formations à la techno en quelques heures. Avec la promesse de carnets de rendez-vous pleins. Mieux, ceux qui se laissaient déborder par des appels sur leur portable, ou des demandes de renouvellement d’ordonnance envoyées par mail ont trouvé la solution : désormais, ce trop-plein qui envahissait la vie privée sans être rémunéré se traite en téléconsultations, moyennant, pour les spécialistes, un tarif aménagé. La téléconsultation soignerait-elle aussi les bobos du docteur ?
Marie-Joëlle Gros
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