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mercredi 14 octobre 2020

François Gemenne : «Gauche et droite restent coincées dans l’idée que dans un monde idéal, les migrations n’existeraient pas»

Par Thibaut Sardier — 


Sur l'île grecque de Lesbos, le 20 octobre.

Sur l'île grecque de Lesbos, le 20 octobre. Photo AP

Chercheur à Liège, ce spécialiste des migrations refuse de laisser les réactionnaires imposer à tout le champ politique les cadres du débat sur les politiques migratoires.

Sur la question migratoire, on n’a jamais fini de remettre les pendules à l’heure. Alors François Gemenne n’y va pas par quatre chemins. Spécialiste de l’anthropocène et des migrations, chercheur à l’université de Liège, il rappelle que ce n’est pas parce qu’On a tous un ami noir (le titre de son livre qui vient de paraître chez Fayard) qu’on n’est pas totalement étranger aux mécanismes qui excluent et tuent les migrants. De débats télévisés en colloques universitaires, il ne perd pas une occasion de débattre, y compris avec l’extrême droite. L’objectif : démonter les idées reçues sur les migrations et tenter de changer les cadres de pensée actuels qui associent migrants et misère et font dévier tout débat autour des migrations sur la place des musulmans en France. Plutôt que de croire que les politiques migratoires peuvent réduire le nombre de migrants, travaillons à accueillir celles et ceux qui viennent pour le plus grand bénéfice de tous.

En 2015, l’Europe traversait une importante «crise migratoire». Comment évaluez-vous l’évolution des politiques migratoires depuis cinq ans ?

Ce sont cinq années au cours desquelles nous n’avons rien appris, dans une fuite en avant faite d’externalisation et de fermeture des frontières, comme s’il y avait une sorte d’incapacité à faire une politique d’asile et de migration. Chaque épisode dramatique - naufrages en Méditerranée, incendie du camp de Moria… - semble incapable de nous faire dévier de la voie que nous suivons sans succès depuis vingt ans. On commet une erreur fondamentale en imaginant que les politiques migratoires déterminent les flux migratoires. Comme si les mesures d’accueil et d’aide sociale, le degré d’ouverture des frontières, commandaient les mouvements des gens. Ce que les politiques migratoires peuvent faire, c’est organiser l’accueil et l’arrivée des gens pour essayer d’en maximiser les bénéfices. Mais comme on se dit toujours qu’elles sont là pour maîtriser et contrôler, alors elles sont en échec.

Mais l’UE dit vouloir sortir du règlement de Dublin, qui contraint les migrants à engager des procédures dans le premier pays européen où ils sont enregistrés.

Cela fait penser au boniment d’un vendeur de voitures d’occasion qui les ferait passer pour neuves. Même sans Dublin, le principe de base demeure : l’Etat de première arrivée gérera la prise en charge et la demande d’asile. A cela va s’ajouter un «mécanisme de solidarité», ce qui en dit long, car la solidarité devrait être spontanée et se passer de mécanisme. Il prévoit la possibilité de choisir entre une solidarité dans l’accueil, pour les Etats qui acceptent la présence d’exilés (mais à quelle hauteur ?), ou une solidarité dans les expulsions, puisque les pays qui refusent d’accueillir les réfugiés devront participer financièrement aux reconduites à la frontière.

Dublin ou ses suites sont donc voués à l’échec ?

On comprend bien la logique de Dublin, qui est d’éviter plusieurs demandes simultanées dans des Etats différents. Mais les demandeurs d’asile sont confrontés à une situation où existent 27 régimes d’accueil différents, et où c’est le passeur qui choisit pour eux le pays d’arrivée. Cela ne peut fonctionner. Il y a pourtant une réforme évidente de Dublin : une agence européenne de l’asile, auprès de laquelle toutes les demandes seraient introduites et qui répartirait les demandeurs d’asile, entre-temps devenus réfugiés, dans chaque pays. Mais il y a une réticence absolue de la part des gouvernements à confier la moindre compétence à une institution supranationale, parce qu’ils ont peur d’y perdre leur souveraineté.

Vous dites que la question de l’islam revient invariablement dans les conférences que vous donnez sur l’immigration. Comment l’expliquez-vous ? Et que pensez-vous du récent discours d’Emmanuel Macron sur les séparatismes ?

Il y a un lien fort pour l’opinion entre islam et migrations. C’est l’éléphant au milieu de la pièce, qui révèle le vide complet en matière de politique d’intégration. Alors que l’islam est la deuxième religion de France et que la moitié des musulmans de France y sont nés, c’est toujours le nouveau venu qui doit s’intégrer, et jamais la communauté qui doit intégrer. Les annonces d’Emmanuel Macron contre le séparatisme sont révélatrices de ce biais : je n’ai pas de grand problème avec les annonces, mais l’idée que l’Etat lui-même ait opéré une forme de séparatisme contre certains membres de sa population, en abandonnant certains quartiers, ne semble interroger personne. Dans ce contexte, je vois l’enseignement de l’arabe à l’école, qui va valoriser la langue maternelle de certains enfants, comme une bonne nouvelle.

Vous ouvrez le livre en vous présentant comme un homme blanc, hétérosexuel, favorisé. Ne craignez-vous pas de «confisquer» la parole aux premiers concernés ?

Il y a une invisibilisation des personnes concernées par ces problématiques, comme dans les débats sur le voile où l’on n’invite presque jamais de femme voilée. Mais il est important d’être conscient du point de vue d’où l’on parle, et que des personnes appartenant au groupe majoritaire puissent dénoncer une difficulté collective à reconnaître que les «minorités» font pleinement partie du corps social. Et puis je m’exprime surtout en tant que chercheur. Or les chercheurs se sont laissé piéger, hypnotiser, par l’extrême droite en acceptant de répondre aux questions qu’elle posait : leur rôle se réduit souvent à débusquer rumeurs, idées reçues, mensonges, sans qu’on leur laisse proposer d’autres cadres de pensée. J’essaie de le faire dans ce livre.

Difficile de sortir complètement de cette logique de réponse aux discours de l’extrême droite.


Le chapitre le plus représentatif est celui où je parle du coût des migrations. Je commence en montrant le piège qui la sous-tend. Au nom de quoi va-t-on considérer que quelqu’un qui rapporte de l’argent est forcément plus légitime que quelqu’un qui en coûte ? Pourtant, il était difficile de s’en tenir à cette déconstruction : il fallait montrer, chiffres à l’appui, que les migrations n’ont pas un coût aussi important qu’on le croit. Elles peuvent même être un bénéfice économique : si on ne compte pas les pensions versées aux immigrés, l’impact fiscal de l’immigration est positif en France, à hauteur de 0,3 % du PIB. Si on inclut les pensions, il n’est que légèrement négatif (0,52 % du PIB).

Comment expliquez-vous le hiatus entre des discours politiques hostiles aux migrants et, sur le terrain, des pratiques souvent tournées vers l’accueil ?


Je fixe la naissance théorique du problème à 1648. Le traité de Westphalie crée alors les Etats modernes en faisant coïncider, entre les frontières d’un territoire, une population et une autorité politique. On reste prisonnier de ce cadre en n’acceptant pas l’idée que plusieurs populations puissent cohabiter sur un territoire, et on voit comme une anomalie la dispersion d’une population sur plusieurs territoires. Or territoire et population ne coïncident plus. Depuis le milieu des années 90, le retour du souverainisme défendu par les tenants du pouvoir régalien reprend la vision westphalienne et en fait une question symbolique et idéologique, alors que ceux qui doivent gérer la question de façon pratique et pragmatique sur le terrain - notamment les maires, de gauche comme de droite - ont compris tout l’intérêt qu’il y avait à simplement organiser les choses le mieux possible. Quand je vais donner des conférences dans des communes qui se préparent à accueillir des exilés, je sens souvent une inquiétude, qui s’estompe ensuite. Je pense que c’est parce que beaucoup de peurs sont projetées sur l’inconnu, vu à travers le prisme émotionnel des camps humanitaires et des bateaux qui risquent de faire naufrage. Or, une fois que les gens arrivent, ils deviennent pères et mères de famille, ingénieurs, étudiants, maçons… C’est-à-dire des individus, et non plus un groupe diffus forcément vu comme menaçant.

S’il se désamorce si facilement, pourquoi le racisme est-il systémique dans des institutions comme la police, comme vous le dites dans le livre ?


De nombreux policiers de terrain font un travail remarquable. Mais il y a une vraie difficulté, de la part de leur hiérarchie et parfois de leurs représentants syndicaux, à prendre à bras-le-corps cette question du racisme, qui est souvent minorée. Or il n’est pas possible de réduire la question du racisme dans la police à quelques cas marginaux. Le fait que quelques policiers commettent des violences jette par nature l’opprobre sur l’ensemble de la police, car vous ne choisissez pas à quel policier vous avez affaire. Au-delà de la police, il y a toute une série de politiques et d’institutions qui sont minées par un racisme systémique. Non pas que tous leurs membres soient racistes, mais parce que la façon de penser les immigrés, les demandeurs d’asile, les musulmans, etc., va consister à les considérer comme un groupe à part auquel il faut réserver un traitement particulier.

Multiculturalisme, communautarisme… Les mots pour décrire cette situation semblent soit naïfs, soit inflammables. Quels mots privilégiez-vous ?

Je fais partie de ceux qui pensent qu’il faut pouvoir reconnaître et objectiver les différences et les discriminations pour pouvoir mieux les combattre. Aussi, je suis favorable aux statistiques ethniques. Je n’ai pas de problème avec l’idée de reconnaître des communautés, mais je n’emploierais pas le terme de communautarisme, qui suggère un refus de vivre ensemble. A gauche, on a peut-être trop insisté sur la richesse de la diversité et oublié d’insister sur ce que nous avons en commun. Il faut retrouver cela, au-delà de cette diversité qui est aujourd’hui une réalité structurelle, que cela nous plaise ou non.

Voyez-vous émerger dans le champ politique des personnalités ou des groupes qui traitent sérieusement ces questions ?


On voit monter en puissance une série de revendications, notamment de la part de ceux qu’on a appelés les minorités visibles - je pense par exemple à Black Lives Matter - qui pendant longtemps n’ont pas eu accès au débat public et qui prennent désormais la parole. Ce qui change, ce n’est pas qu’on ne peut plus rien dire, c’est que l’on a désormais une diversité de voix de plus en plus grande. C’est très sain pour le débat public et la démocratie. Ces questions fondamentales d’identité collective vont traverser la gauche, qui va devoir se positionner sur la question de la migration et de l’asile, deux sujets qui nous renvoient à la question de l’identité collective.

C’est encore loin d’être le cas…

En caricaturant un peu, on a l’impression que la droite veut fermer les frontières pour éviter que les gens ne viennent, et que la gauche veut la paix dans le monde et la prospérité pour tous, comme Miss France, pour éviter que les gens ne partent de chez eux. Les deux sont coincés dans le même paradigme selon lequel dans un monde idéal, les migrations n’existeraient pas. La question de l’immigration et de l’asile est pour la gauche ce qu’était la sécurité dans les années 80 : un sujet dont elle ne veut pas se mêler. Le résultat, c’est que l’on a des situations humanitaires qui pourrissent et sont parfaitement exploitées par les nationalistes et les extrémistes pour soutenir un agenda de fermeture des frontières… qui lui-même va entraîner de nouvelles crises humanitaires et entretenir un cercle vicieux. La gauche, si elle veut en sortir, doit absolument définir ce que serait une vraie politique d’asile et d’immigration et arrêter de répondre aux questions posées par l’extrême droite.

François Gemenne On a tous un ami noir Fayard, 2020, 256 pp.



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