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vendredi 23 mars 2018

Une tentative de doter d’un corpus théorique la notion de « post-vérité »

LIVRE. Chercheur en neurosciences et neuropsychologue, Sebastian Dieguez voyage dans les théories cognitives autour des petits arrangements avec la réalité.

LE MONDE |  | Par 

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Elu « mot de l’année 2016 » par le dictionnaire d’Oxford, le concept de « post-vérité », à une époque où les faits comptent moins que les croyances, ou sa déclinaison plus floue encore, les fameuses « fake news », les « fausses nouvelles », sont devenues en quelques mois une nouvelle antienne du débat mondial. Pourtant, il n’existait jusqu’ici que peu de littérature sérieuse sur la question, spécialement en français.


Chercheur en neurosciences et neuropsychologue au Laboratoire des sciences cognitives et neurologiques de l’Université de Fribourg (Suisse), spécialiste notamment des théories du complot, Sebastian Dieguez a voulu dépasser le caractère très contemporain de cette idée pour en trouver la racine.

Dans Au cœur de la post-vérité, publié à l’initiative du sociologue Gérald Bronner, spécialiste de la rumeur, il propose de revenir à un autre concept plus ancien : celui de « bullshit ». Littéralement « merde de taureau », que l’on traduira plutôt, bien qu’improprement, par « foutaise ». Un concept développé notamment par le philosophe américain Harry Frankfurt dans un célèbre ouvrage, On bullshit, publié pour la première fois en 1986 et traduit en français en 2006 sous le titre De l’art de dire des conneries, qui a connu un certain succès public.

« Des effets aussi nocifs que concrets »

La théorie de Frankfurt décrit le bullshit non comme un état intermédiaire entre vérité et mensonge, mais plutôt comme une indifférence à l’égard de la vérité. Tout à la fonction performative de son discours, le « bullshiteur » ne connaît pas nécessairement la vérité (ce qu’implique un mensonge), car elle lui est égale : l’important, ce sont les bénéfices qu’il attend de son discours, qu’ils soient politiques, médiatiques ou très concrets. Si chacun s’imagine aisément telle ou telle figure de bullshiteur, il faut comprendre, explique M. Dieguez, que nous sommes tous bullshiteurs parfois, lorsque nous « baratinons » plutôt que de dire la vérité, qu’il s’agisse de ne pas gêner dans une situation sociale ou d’obtenir un avantage. « La sincérité elle-même est du bullshit », précise l’auteur, résumant Harry Frankfurt, lorsqu’elle est usée pour tenir lieu de preuve, par exemple.

Dans un style empreint d’humour et d’ironie, mais qui ne sacrifie rien au sérieux du raisonnement, M. Dieguez dépasse rapidement Frankfurt, convoquant de nombreux autres théoriciens, linguistes et philosophes, pour évoquer d’autres cas de triomphe du bullshit. Ainsi « l’effet gourou », celui du bullshit académique et universitaire, qui fait qu’on trouvera – particulièrement en France – souvent plus « profond » un texte ou un discours obscur qu’une argumentation claire et directe, ce d’autant plus que son auteur arrive précédé d’une réputation de grand intellectuel.

Ce voyage dans les théories cognitives autour du baratin, du discours creux, de l’imposture ou de l’arnaque, nous ramène finalement à la question du discours, de la conversation. Si celle-ci repose sur la confiance, et donc sur la présomption que notre interlocuteur va dire la vérité, il existe aussi une tolérance au bullshit, auquel nous avons tous recours parfois – qui n’a jamais commencé une phrase par « il paraît que » ? Mais celle-ci obéit, ou obéissait, à des codes implicites, et restait contenue.

Mais nous sommes passés à une autre époque, où triomphe la post-vérité, permise à la fois par la perte de confiance dans les institutions et par la technologie. « Il me semble clair que seul un dispositif technique suffisamment robuste et étendu a pu permettre la canalisation du bullshit et son agglomération en une entité susceptible d’avoir des effets aussi nocifs que concrets sur l’existence de chacun d’entre nous », constate M. Dieguez.

« Un empire du bullshit »


En permettant l’isolement dans des « bulles » discursives de bullshitles réseaux sociaux provoquent, estime l’auteur, une « extension du moi », une bulle de confort cognitif où tout fait, toute vérité discordante sera évacuée ou invalidée, où la modération et la réflexion sont évacuées au profit de l’indignation dans « une escalade de la pureté morale et de la diabolisation des opinions contraires, où tout le monde tente de se positionner au-dessus de la mêlée, encore plus perspicace et épris de justice que les autres ».

Mais au-delà des réseaux sociaux, cette post-vérité triomphe car elle « n’impose aucune vérité particulière, et c’est précisément ainsi qu’elle sème la confusion et le doute, s’accommodant parfaitement des dissensions et critiques, laissant les “faits alternatifs” se multiplier à l’infini », dans une horizontalisation du savoir et des connaissances. Et c’est finalement « un empire du bullshit qui s’est créé pour ainsi dire sous nos yeux, oblitérant la notion même de réalité objective au profit de l’opinion personnelle, de l’intuition, de l’identité, du raisonnement fantôme et du vide conceptuel ».

Que faire ? Sebastian Dieguez se montre pessimiste : « Dans un monde de bullshit généralisé, (…) la question devra se poser, avant qu’il ne soit trop tard, de savoir si une telle atmosphère est seulement viable pour notre espèce » car « la communication humaine repose sur une présomption de pertinence et de sincérité ». Face à un phénomène inédit et qui bouscule toutes les institutions, « toutes les initiatives sont à louer », de l’éducation aux médias aux rubriques de vérifications dans les journaux, assure l’auteur, « à condition d’en examiner avec rigueur et méthode les effets ».

Néanmoins, M. Dieguez identifie un axe de lutte : le ridicule. « Le bullshiteur est par définition ridicule, dans la mesure où son comportement ne fait que refléter l’abîme qui existe entre, d’une part son aplomb, sa prétention, sa certitude et son sérieux affichés, et d’autre part la vacuité totale de ses propos. » Et donc, assure-t-il, « l’imaginaire, la fiction et la raison ont des ressources propres largement suffisantes pour remettre cet ennemi commun à sa juste place ».

Total Bullshit, Au cœur de la post-vérité, Sebastian Dieguez, PUF, 352 pages

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