Parmi les 12 400 médecins et les 53 800 personnels soignants qui font tourner les 39 établissements du « navire amiral » de la santé publique en France, de plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer un hôpital au bord du « désastre ». Enquête.
L’hôpital public, pour elle, c’est terminé. A la fin du mois, après douze années comme infirmière de bloc opératoire dans un hôpital de la banlieue parisienne de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), Agathe (tous les prénoms ont été modifiés) va raccrocher la blouse. A 43 ans, elle se dit « fatiguée » et « triste » d’avoir dû se résoudre à ce choix. Il y a huit ans, le service d’obstétrique où elle travaille effectuait 2 800 accouchements par an. Il en fait aujourd’hui 900 de plus, à effectif constant. « Ils ont fait de notre service une usine, raconte-t-elle. On nous presse, on nous stresse, on nous demande du rendement… La chef de service nous rappelle constamment que, si on ne fait pas tel chiffre d’activité, on nous réduira les postes… »
A quelques kilomètres de là, dans un établissement parisien de l’AP-HP, Pascale, une aide-soignante de 35 ans, songe, elle aussi, parfois, à démissionner. Elle dénonce l’évolution « négative et dangereuse » du métier qu’elle exerce depuis treize ans. « Pour payer mes études, j’avais bossé à McDo. Toute la journée, on entendait : “On y va ! On y va !” J’ai retrouvé ça au bloc ces dernières années. On n’a plus le temps de discuter avec les patients angoissés avant une opération… »
« Injonctions contradictoires » des tutelles
Ce constat d’un hôpital « sous pression », « à flux tendu », « rationné », Agathe et Pascale sont loin d’être les seules à le faire parmi les 12 400 médecins et les 53 800 personnels soignants paramédicaux et socio-éducatifs qui font tourner les 39 établissements de l’AP-HP, le « navire amiral » de l’hôpital public en France. L’« AP », c’est une institution, un morceau du patrimoine national, un concentré des atouts et des faiblesses de l’hôpital public – et donc un bon résumé de ses tensions actuelles. On y trouve aussi bien la Pitié-Salpêtrière que l’hôpital mastodonte Georges-Pompidou, le vieil Hôtel-Dieu, sur l’île de la Cité, ou Henri-Mondor à Créteil…
Dans cet archipel d’établissements, les syndicats étaient jusque-là bien souvent les seuls à dénoncer – presque comme un bruit de fond devenu inaudible – le manque de moyens. Ils sont désormais rejoints par des médecins, des chefs de service ou de pôle. De nombreux témoignages recueillis par Le Monde font état d’un « ras-le-bol grandissant », d’un « découragement » ou d’une « perte de sens » liée aux « injonctions contradictoires » des tutelles : réaliser toujours plus d’actes, avec toujours moins de moyens. « Les gens ne voient pas le bout du tunnel, ça craque de partout », résume un bon connaisseur de la grande maison.
Une infirmière raconte comment elle n’a régulièrement pas le temps « ni de boire ni de manger ni de faire pipi » lors de sa journée de travail, entre 6 h 45 et 14 h 20. « On nous demande d’être plus rentables, plus efficaces, plus rapides », dit-elle. « Quand vous avez deux heures dans un service de gériatrie pour faire manger dix patients, ce n’est pas possible, on bâcle. Pour les changer, on ne les nettoie pas correctement », ajoute Marc, aide-soignant depuis trois ans.
Potentiellement 600 emplois menacés
Après une année où l’activité a été plus faible que prévu, l’annonce, le 6 mars, par Martin Hirsch, directeur général du groupe depuis quatre ans – ex-président d’Emmaüs France et ancien membre du gouvernement Fillon –, d’un nouveau plan d’économies en raison d’un déficit 2017 de plus de 200 millions d’euros (sur un budget de 7,5 milliards d’euros) a accentué les inquiétudes. Pour les syndicats, le gel de 0,5 % de la masse salariale en 2018, c’est potentiellement 600 emplois menacés, via des congés ou des départs non remplacés, des contrats à durée déterminée ou des intérimaires non renouvelés. Et donc une aggravation des tensions dans les services.
Chez les praticiens hospitaliers, qui avaient soutenu Martin Hirsch dans sa réforme du temps de travail des infirmières et des aides-soignantes en 2015, la colère gronde. Même les établissements et les services les plus prestigieux peinent aujourd’hui à obtenir le feu vert pour remplacer un médecin sur le départ. Dans son bureau de l’hôpital Necker, Noël Garabedian, le président de la commission médicale d’établissement centrale, la structure qui représente tous les médecins de l’AP-HP, hausse le ton : « On ne peut pas continuer comme ça, ce n’est pas tenable, la communauté médicale est vraiment inquiète. »
Dans tous les hôpitaux, une même crainte : aura-t-on l’année prochaine les moyens d’assurer correctement ses missions ? « L’effort qu’on nous demande va rendre intolérables nos conditions de travail », prévient Frédéric Adnet, le chef du service des urgences à Avicenne, à Bobigny, furieux que son pôle soit obligé de « rendre » de trois à cinq postes en 2018. « On est déjà sur la corde raide, je ne peux plus faire d’efforts. J’en suis à mon sixième plan d’efficience, et ça ne suffit jamais. Jamais il n’y a eu une année où l’on m’a dit de faire une pause. » « On a raclé les fonds de tiroir, on a mutualisé, on a réduit tout ce qu’on pouvait réduire, on a rendu plein de personnels, on est arrivé au bout de ce qu’on peut faire pour que ça marche encore », abonde un praticien d’un prestigieux hôpital parisien.
Générer de nouvelles rentrées d’argent
D’un établissement à l’autre, les témoignages convergent. « Nous sommes dans une situation de crise majeure », assure Bertrand Godeau, chef du pôle médecine interne/urgences et coordonnateur d’un centre de référence maladies rares à l’hôpital Henri-Mondor, à Créteil. « Soit il y a une forte mobilisation, soit c’est la démotivation. Et ma crainte, c’est la démotivation et que les gens aillent travailler ailleurs. Nous ne faisons plus rêver. L’AP-HP est une vitrine qui commence à se lézarder aux yeux des étudiants et des internes, alors qu’avant c’était le Graal », ajoute-t-il, rappelant que plus de cinquante chirurgiens ont quitté l’AP depuis cinq ans. « Moi-même, si j’avais dix ans de moins et si j’étais chirurgien ou radiologue, je pense que je partirais dans le privé, avec des regrets mais sans hésitation. »
Face au déficit qui se creuse, aucune piste n’est écartée pour générer de nouvelles rentrées d’argent, avec notamment un objectif de « quasi-doublement » de la recette provenant de la facturation de chambres particulières entre 2017 et 2018. Aucun poste n’est épargné par les économies. « On gratte partout où on peut gratter », raconte un médecin. Ce sont des aides-soignantes à qui l’on annonce un jour qu’elles n’auront désormais plus droit qu’à un seul gant de toilette en papier par patient alité alors qu’il en faut au minimum trois. Ce sont, dans certains hôpitaux, des couvertures qui manquent, des chambres non repeintes ou mal chauffées, comme cela a récemment été le cas à l’hôpital Beaujon, à Clichy (Hauts-de-Seine), où un médecin a relevé – puis médiatisé – une température de 17 °C dans une chambre hébergeant des malades en fin de vie.
« Ce n’est pas quelque chose d’isolé », souligne Christophe Trivalle, chef de service en gériatrie à l’hôpital Paul-Brousse, à Villejuif (Val-de-Marne). Dans son service, douze lits sont fermés depuis dix mois par manque de personnel. « C’est difficile de faire des projets et de créer des nouvelles activités quand on n’arrive pas à faire tourner celles qui existent. C’est démotivant. »
L’AP-HP va « mieux que ce qu’on dit d’elle »
Face à ces critiques, la direction du groupe met en avant toutes les transformations en cours, qu’il s’agisse de la prise de rendez-vous par Internet via Doctolib, du projet de nouvel hôpital à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) pour remplacer Bichat et Beaujon ou le transfert, d’ici à 2021, du prestigieux siège, en face de l’Hôtel de Ville, à l’hôpital Saint-Antoine, dans le 12e arrondissement de Paris.
« En raison de sa taille, de son emplacement et de son histoire, l’AP-HP est confrontée de manière paroxystique à tous les enjeux de notre système de santé, mais elle va beaucoup mieux que ce qu’on dit d’elle », assure François Crémieux, le directeur du groupe hôpitaux universitaires-Paris-Nord-Val-de-Seine et ancien membre du cabinet de Marisol Touraine.
Les syndicats, eux, dénoncent un climat délétère. A la CGT, le syndicat majoritaire, on n’hésite pas à faire le lien entre cette situation et les cinq suicides de salariés depuis le début de l’année – dont un le 2 mars à l’Hôtel-Dieu. « C’est une période catastrophique », assure Rose-May Rousseau, la secrétaire générale de l’USAP-CGT, qui décrit une « démobilisation générale » des salariés.
En 2017, l’AP-HP a connu une augmentation de l’absentéisme tous motifs confondus de 1,1 % (avec une explosion de 11 % de l’absentéisme pour maladie ordinaire de plus de six jours, mais une baisse de 2,3 % de l’absentéisme de courte durée). En moyenne, le personnel hospitalier a été absent 28,08 jours dans l’année. Des chiffres qui se situent dans la moyenne basse des CHU en France, relativise la direction.
« Mesurer l’ampleur du désastre »
Dans les services, la réorganisation du temps de travail mise en place au forceps par Martin Hirsch en 2016 représente toujours un fort sujet de mécontentement. Là où beaucoup de salariés avaient jusque-là organisé leur vie en travaillant le matin ou l’après-midi, ils sont désormais contraints depuis septembre 2016 – sauf dérogation – à alterner ces deux créneaux horaires.
Pour la direction, le bilan est bon : 234 000 jours de travail, soit l’équivalent de 1 114 temps plein de personnel non médical ont été récupérés sur 2016 et 2017. Pour les personnels, la pilule est amère. « Cela a généré une désorganisation de la vie privée, les gens sont épuisés », rapporte Jean-Emmanuel Cabo, secrétaire général du syndicat FO AP-HP.
En novembre 2017, le syndicat a collecté dans un « livre noir » des dizaines de témoignages d’infirmières et d’aides-soignants. Un document qui a permis « de mesurer l’ampleur du désastre », selon M. Cabo. Dans ces textes très forts, parfois rédigés au nom de tout un service, les soignants dénoncent des cas « d’épuisement professionnel », des situations de « sous-effectifs », des plannings instables et modifiés à la dernière minute, une « multiplication par deux des frais de garde d’enfant », des vies de couple et de famille menacées…
A la direction de l’AP-HP, on reconnaît simplement que la généralisation de cette rotation a pu « générer des questionnements auprès des personnels et de l’encadrement », mais on assure que « ni le turnover ni le taux de départ n’ont augmenté dans l’année qui a suivi la réforme par rapport à la période précédente ».
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