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lundi 19 mars 2018

Lucie Nayak : «Ils étaient traités comme des enfants, désormais ils le sont comme des ados»

Par Juliette Deborde — 

Nicole et Pierre vivent dans une des «Maisons de Lyliane», à Richebourg (Yvelines). Malgré leur relation assumée, leur chambre n’est équipée que de lits simples.
Nicole et Pierre vivent dans une des «Maisons de Lyliane», à Richebourg (Yvelines). Malgré leur relation assumée, leur chambre n’est équipée que de lits simples.Photo Edouard Caupeil



La sociologue Lucie Nayak explique que la sexualité des handicapés mentaux a souffert d’une vision caricaturale, leur désir étant considéré comme amorphe ou exacerbé.

La docteure en sociologie Lucie Nayak déconstruit, dans son dernier ouvrage (1), l’idée d’une sexualité qui serait «spécifique» aux personnes handicapées. Pour son enquête, menée entre 2009 et 2012 en France et en Suisse, la chercheuse a interrogé une centaine de femmes et d’hommes en situation de handicap mental, de parents, d’éducateurs et d’assistants sexuels.
Quelles idées reçues sont rattachées à la sexualité des personnes handicapées dans l’imaginaire collectif ?
Leur sexualité a longtemps été envisagée comme une hyposexualité ou une hypersexualité. C’est ce que démontre le psychosociologue Alain Giami dans l’Ange et la Bête,paru en 1983. Il oppose cette représentation de «l’ange», de l’éternel enfant, et la figure de «la bête» à la sexualité incontrôlable. Ces représentations ont longtemps eu pour résultat d’interdire la sexualité dans les institutions spécialisées. Mon enquête montre que ce n’est pas tant le handicap qui conditionne la sexualité, mais le fait d’avoir été désigné comme personne handicapée mentale, et la contrainte institutionnelle qui va avec. Le fait de vivre en institution spécialisée conditionne la sexualité. Le discours éducatif l’envisage à travers le prisme du handicap.

Votre livre donne l’impression que les personnes handicapées interrogées ont une idée très normée de ce que «doit» être la sexualité (hétérosexuelle, exclusive…), et essayent de s’y conformer. Comment l’expliquer ?
La sexualité des personnes handicapées répond aux mêmes déterminants que celle des personnes dites valides. Le handicap agit surtout comme un miroir grossissant. Les injonctions sociales s’exercent avec davantage de force au sein des institutions spécialisées. Les personnes handicapées ont moins de marge de manœuvre pour remettre en question ces injonctions. Ce discours très normatif est lié au concept de «santé sexuelle» développé par l’Organisation mondiale de la santé ces dernières années. Il s’est diffusé parmi les professionnels de l’éducation spécialisée et se retrouve dans le discours des résidents et résidentes. Ce concept est parfois présenté comme permissif, alors qu’il reprend une partie des normes traditionnelles. La sexualité qui est considérée comme susceptible de servir la santé n’est pas n’importe laquelle… Ce type de sexualité conformiste fait aussi office pour certains d’«îlot de normalité». Un homme qui travaillait et habitait en institution me disait qu’au moins, ce qui était normal dans sa vie, c’était sa relation avec sa compagne.
Existe-t-il des stéréotypes propres aux femmes handicapées ?
J’ai constaté deux logiques contradictoires, de «normalisation» et «d’anormalisation» selon les représentations des encadrants. Les éducatrices peuvent encourager les femmes handicapées à se conformer aux stéréotypes de la féminité exacerbée, en leur disant de se maquiller ou de se «mettre en valeur». Mais le plus souvent, les femmes en sont dissuadées, surtout par leurs parents, dans un objectif de protection. Certaines femmes handicapées jugées «trop féminines» font parfois l’objet de réactions moqueuses. J’ai rencontré sur le terrain des réactions du type «elles jouent aux femmes», comme si elles n’en étaient pas.
Peu d’entre elles ont des enfants, certaines ont subi des IVG forcées, une stérilisation. Comment expliquer cet interdit de la procréation ?
Il existe un argument eugéniste, la volonté d’éviter la transmission d’une déficience, alors que la cause n’est pas génétique la plupart du temps. Les personnes opposées à la procréation mettent aussi souvent en avant l’argument de l’incapacité à élever un enfant. L’aide à la parentalité existe, mais elle est peu développée en France. Si on considère que les personnes handicapées sont des personnes comme les autres, il est difficile de leur interdire ce droit. Pour l’instant, le discours éducatif dominant est d’amener les personnes handicapées à abandonner le désir d’enfant quand il est exprimé.
Une bonne partie des personnes interrogées n’a pas de relations sexuelles du tout. Pour quelles raisons ?
Certaines ont peur de la grossesse ou ont des craintes par rapport au VIH. D’autres ont été abusées sexuellement. D’autres encore sont très peu et mal informées, car elles ont été d’emblée jugées inaptes à la sexualité. Certaines, enfin, se disent indifférentes. Sans nier l’existence de personnes handicapées asexuelles, celles que j’ai rencontrées qui n’avaient pas du tout de relations sexuelles ont en commun d’avoir été considérées comme plus lourdement handicapées. Et donc d’avoir été à ce titre détournées de la sexualité, notamment en raison de la peur, là encore, des grossesses et des abus. On craint que la personne handicapée ait du mal à exprimer son consentement ou son non-consentement.
Il faut «se battre […] pour pouvoir avoir des rapports sexuels, pour avoir le droit d’habiter avec son compagnon, pour avoir le droit de se marier, pour avoir le droit d’avoir des enfants»,dit une des femmes dans votre ouvrage. Comment expliquer la persistance de ces obstacles ?
Les personnes handicapées ont longtemps été traitées comme des enfants. Désormais, elles sont traitées comme des adolescents. Celles qui veulent une vie autonome doivent demander des autorisations à chaque étape. Un couple qui veut avoir une relation sexuelle doit par exemple en faire la demande à un éducateur, qui va en parler à ses collègues. Souvent, les critères sont normatifs : ont-elles un réel engagement sentimental, depuis suffisamment longtemps ? Dans une optique de protection, on va leur en demander beaucoup plus. Alors que reconnaître aux personnes handicapées le fait de pouvoir faire des expériences, des erreurs, se tromper, c’est aussi reconnaître leur humanité.
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(1) Sexualité et handicap mental, l’ère de la «santé sexuelle», éditions INS HEA, octobre 2017.

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