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lundi 19 mars 2018

Edouard Gardella : « Cessons de nier les relations que les sans-abri nouent avec leur environnement social »

Dans une tribune au « Monde », Edouard Gardella, chargé de recherche au CNRS, souligne que, pour les sans-abri, aller en hébergement d’urgence risque de casser les relations auxquelles ils tiennent et qui les font tenir.

LE MONDE | Par 

Tribune. Le retour provisoire du froid, après un épisode particulièrement rigoureux en février, replacera-t-il la question des SDF dans le débat public ? Sans doute faudra-t-il maintenant attendre le prochain hiver pour la voir ressurgir, avec les mêmes témoignages soudain alarmés, et les mêmes questions subitement reposées.


Parmi celles-ci, il en est une sur laquelle la séquence qui vient de s’achever s’est cristallisée : le refus par des personnes sans abri d’être hébergées dans des structures d’accueil alors que s’installent, dans les rues, des températures négatives. Il vaut la peine d’y revenir, tant son traitement a dévoilé les mécanismes qui empêchent encore aujourd’hui, en France, d’aborder la question des sans-abri dans des termes adéquats.

Manque de places disponibles

D’un côté, certains représentants de l’actuelle majorité politique ont avancé que le refus d’hébergement manifesté par certains sans-abri s’expliquait par un choix personnel de leur part. De l’autre, les associations de lutte contre l’exclusion ont répondu que le non-hébergement était principalement dû au manque de places disponibles : en réalité, seul un petit nombre de sans-abri refusent d’être hébergés, un comportement qui s’explique, selon ces associations, soit par le fait qu’il s’agit de personnes en profonde désocialisation, soit par l’indignité des conditions matérielles qui leur sont proposées. En apparence opposées (certaines responsabilisent l’individu, les autres l’Etat), ces différentes prises de position publiques se rejoignent pourtant sur un point : elles dépeignent le sans-abri réfractaire à l’hébergement comme un individu isolé, prenant personnellement la décision de refuser le toit qu’on lui propose.

« S’il ne va pas en centre d’hébergement, explique-t-il, c’est qu’il a ses “habitudes” sur “sa” plaque »





Or, cette représentation rend impensables bien des réalités observables sur le terrain. Elle passe, par exemple, à côté du fait, pourtant attesté, que des habitants parisiens se sont mobilisés pour empêcher les pouvoirs publics d’évacuer le campement de deux sans-abri qui s’étaient installés depuis plusieurs années sur un talus du périphérique et refusaient tous les hébergements proposés en disant que leur « vie est ici ».

Elle rend tout aussi improbable le fait, lui aussi constaté, qu’un sans-abri, réputé être le parangon du « grand exclu », installé sur la même plaque de chaleur depuis sept ans, régulièrement alcoolisé et en mauvaise santé, échange des civilités avec les passants plusieurs fois par heure, tout en côtoyant tous les jours un autre sans-abri, qui l’aide à « faire ses courses » : s’il ne va pas en centre d’hébergement, explique-t-il, c’est qu’il a ses « habitudes » sur « sa » plaque. Bien d’autres situations analogues, qu’elles aient lieu dans des bois, des souterrains ou d’autres espaces non prévus pour l’habitation, ont été documentées par plusieurs enquêtes sociologiques.

Des formes de vie collectives réelles


Qui niera que ces personnes subissent des processus puissants d’exclusion ? Elles n’ont ni logement ni hébergement, et n’entrent pas dans les groupes de l’intégration classique que sont la famille, le travail et la religion. Pour autant, c’est à tort que, dans le débat public, on les assimile à des atomes isolés : elles s’inscrivent en fait dans des formes de vie collectives, extrêmement précaires et très souvent exposées à des dégradations et des violences, mais bien réelles. Pour peu qu’on enquête sur les relations qu’elles nouent, autour du lieu où elles sont installées tant qu’elles le peuvent, on voit ainsi apparaître des liens de civilité, de solidarité et parfois même de sociabilité.

« Leur “refus” d’aller en hébergement prend sens par rapport à des formes de voisinage souvent fragiles et à des groupes formés avec d’autres sans-abri »







Leur « refus » d’aller en hébergement perd soudain son caractère de choix personnel, exotique ou irrationnel : il prend sens par rapport à des formes de voisinage souvent fragiles et à des groupes formés avec d’autres sans-abri, parfois de façon éphémère, dans lesquels ces personnes se sentent déjà insérées. Recourir aux hébergements signifierait la rupture de ces relations auxquelles elles tiennent et qui les obligent moralement, car elles les font appartenir, si faiblement soit-il, à des collectifs.

Loin que ce constat apporte la moindre justification à la situation vécue par les personnes concernées, il doit nous amener à repenser la solidarité qui nous lie à elles. Il nous incite notamment à réfléchir à des dispositifs d’aide qui évitent la violence symbolique du « choix » personnel et qui cessent, par conséquent, de nier les relations que les sans-abri nouent avec leur environnement – une négation qui prend, depuis de trop longues années, la forme de déplacements imposés, incessants et épuisants d’une institution à une autre ; quand il ne s’agit pas d’évacuations violentes.

A vrai dire, l’individualisation forcée des sans-abri et son corollaire, leur mise en circulation récurrente n’ont rien d’inéluctable : certains professionnels de terrain l’ont compris et le font savoir, même s’ils sont encore peu audibles dans l’espace public. Mais atténuer ces violences réclame, pour commencer, de ne plus réduire les sans-abri à des existences atomisées pour apprendre à les considérer en tant qu’individus sociaux.

Edouard Gardella est l’auteur, avec Amandine Arnaud, du rapport « Le sans-abrisme comme épreuves d’habiter » (à paraître en 2018, très prochainement, en version numérique) sur les sites de l’Observatoire du Samu social de Paris et de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale

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