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lundi 19 mars 2018

La dépression, un mal flou à redéfinir

Burn-out, violences sociales, anxiété… quantité de troubles psychiques sont aujourd’hui assimilés à la dépression. Mieux comprise pour certains, trop médicalisée pour d’autres, cette affection est difficile  à circonscrire. Maladie ? Souffrance psychique  ou sociale ? Le débat anime psychiatres et sociologues.

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO  | Par 

Dépression. C’est le terme utilisé par la médecine contemporaine pour désigner cette plongée dans la souffrance psychique que les médecins antiques nommaient mélancolie. Une maladie complexe qui se manifeste par un état de rupture avec l’état habituel de la personne, se traduisant par des troubles psychiques et physiques dont l’insomnie, l’angoisse, la perte d’appétit ou encore les pensées suicidaires. Dans les formes les plus sévères, elle fait peser un risque vital sur la personne, notamment par suicide ou arrêt d’alimentation.

Elle touche une personne sur cinq au cours de son existence et l’Organisation mondiale de la santé ­estime à plus de 300 millions le nombre annuel de ­dépressifs. Mais si ce nombre n’a cessé d’augmenter (+ 18 % entre 2005 et 2015), des voix s’élèvent pour questionner la légitimité de la médecine à détenir seule un droit de regard sur la maladie. En cause, ses frontières, qui englobent l’ensemble des états dépressifs face auxquels le traitement médical – principalement les antidépresseurs et les psychothérapies – s’impose comme l’unique réponse. « La dépression est une notion dépassée. De plus en plus, on va vers une ­déconstruction de ce qu’est ce trouble », affirme le ­sociologue Xavier Briffault, du Centre de recherche en médecine, sciences, santé, santé mentale et société du CNRS. « Ce qui ressort depuis une dizaine d’années, c’est que le concept de dépression lié à une cause biologique sous-jacente n’existe plus. Différents éléments de la personne incluant des facteurs biologiques, psychologiques et environnementaux entrent en compte. Ces ­éléments interagissent entre eux pour créer un cercle ­vicieux qui aboutit à la dépression », poursuit-il.
Et c’est justement sur cette dimension sociale des troubles dépressifs qu’insistait le sociologue Alain Ehrenberg, en octobre 2016, dans son discours d’inauguration à la tête du Conseil national de la santé mentale. « Les problèmes de santé mentale ne sont plus seulement des problèmes spécialisés, de psychiatrie et de psychologie clinique, ils relèvent également de problèmes généraux, de la vie sociale, qu’ils traversent de part en part. Nous savons bien que, en psychiatrie, l’expression “santé mentale” ne fait pas consensus, mais quel que soit le jugement qu’on porte sur cette situation et l’interprétation sociopolitique qu’on peut en faire, c’est là un fait social », déclarait-il. Il est l’auteur de La Fatigue d’être soi, un livre publié en 1998 (Odile Jacob), qui marqua un tournant dans la prise en considération de ce fait social. Mais sa nomination symbolique n’a pas suffi. En janvier 2018, le Conseil national de la santé mentale a été dissous pour être remplacé par un comité stratégique, dont la composition n’a pas encore été annoncée.

Les psychiatres eux-mêmes sont partagés entre ceux qui relativisent la dépression selon son ­contexte et ceux qui la circonscrivent à leur spécialité. « Dans la définition de la dépression, il y a une idéologie sur ce qu’est un être humain », ­confie le psychiatre Bruno Falissard, de la Maison de ­Solenn, à Paris. « On est dans une société où, pour pouvoir écouter la plainte de quelqu’un, il faut prouver par l’imagerie cérébrale qu’il se passe quelque chose dans le cerveau. Or, nous sommes un sujet pensant et nous avons une vie intérieure dont le ressenti est profondément immatériel. C’est une évidence qu’il faut parfois rappeler car, quand on a mal dans cette vie intérieure, ça s’appelle un problème psychiatrique. Or, c’est une question que la science effleure tout juste », poursuit-il. Pourle psychanalyste Pascal Keller, auteur d’un « Que sais-je ? » sur la dépression (PUF, 2016), « la dépression n’est pas une maladie. C’est un état de souffrance psychique qui est en rapport avec les conditions dans laquelle se trouve la personne. La manière dont on parle de la dépression au Japon, en Grèce, à New York ou au Canada n’est pas du tout la même qu’en France parce que les attentes de la société ne sont pas les mêmes ».

« Les contestations viennent des sciences humaines. Ce sont de bonnes questions sur le plan philosophique et sociétal, mais, sur le plan médical, c’est une maladie de mieux en mieux circonscrite », le psychiatre Antoine Pelissolo











« Les médecins disposent d’outils de communication et de diagnostics qui permettent de s’entendre sur la description sémiologique de la maladie, conteste le psychiatre Antoine Pelissolo, de ­l’université Paris-Est-Créteil, faisant référence aux classifications des maladies psychiatriques comme le DSM, le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l’Association psychiatrique américaine. Les contestations viennent des sciences humaines. Ce sont de bonnes questions sur le plan philosophique et sociétal, mais, sur le plan médical,c’est une maladie de mieux en mieux circonscrite. »

Hippocrate fut le premier, au IVe siècle av. J.-C., à décrire la mélancolie. « Si tristesse et crainte durent longtemps, l’état est mélancolique », observait-il. Un état que les médecins antiques expliquaient par un excès de bile noire, une substance dotée de propriétés inquiétantes dont celle d’ulcérer tout endroit du corps avec lequel elle entrait en ­contact. Aristote y voyait aussi le terreau du génie de la créativité, faisant de la mélancolie à la fois une condition humaine et une maladie. Tel le peintre Albrecht Dürer avec sa gravure Melencolia I, les artistes à travers les âges n’ont cessé de la décrire. « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis », écrivait ainsi Charles Baudelaire au XIXsiècle. « C’est avoir le noir sans savoir très bien ce qu’il faudrait voir entre loup et chien, c’est un ­désespoir qu’a pas les moyens, la mélancolie », chantait encore Léo Ferré au siècle suivant.

Le terme dépression date d’il y a moins de cent ans, et la maladie s’est imposée dans l’après-guerre. « Dans les années 1950, il y a eu une possibilité d’agir sur cet état avec des médicaments, ce qui en a fait une maladie », résume l’historien Vincent Barras du CHUV de Lausanne. Le premier antidépresseur, l’imipramine, a été mis au point par le laboratoire suisse Geigy, espérant obtenir un neuroleptique. Ses propriétés antidépressives ont été découvertes par le psychiatre Roland Kuhn en 1957.

Peu rentable à ses débuts, le marché des antidépresseurs s’est développé au début des années 1960 avec la distribution par le laboratoire Merck, désireux de promouvoir les propriétés antidépressives de l’amitriptyline,du livre du psychiatre Franck Ayd Reconnaître le patient déprimé. Selon le psychiatre Jean-Nicolas Despland, du CHUV de Lausanne, « c’est avec ce livre que se construisirent les premiers critères qui correspondent à la réponse aux antidépresseurs plus qu’à une description de la maladie. Sa diffusion à 50 000 psychiatres par les laboratoires Merck amorça le boom des antidépresseurs. La ­dépression est une construction sociale, et l’industrie y a joué un rôle ».

Réponse aux antidépresseurs


Suivra ensuite un deuxième boom, avec la commercialisation du Prozac en 1989, pionnier d’une nouvelle classe d’antidépresseurs, les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine. « L’industrie y vit une nouvelle opportunité car, contrairement aux antidépresseurs précédents, le Prozac ne produit pas d’accoutumance », poursuit Jean-Nicolas Despland. « Le Prozac a démocratisé la dépression », ose Bruno Falissard.

Les années 1980-2010 furent celles de l’âge d’or des antidépresseurs, et c’est dans ce contexte que le DSM s’est imposé comme référence mondiale pour le diagnostic des troubles psychiatriques. En neuf questions portant sur des critères ­incluant l’insomnie, la perte de plaisir ou encore les idées suicidaires, il permet de diagnostiquer la dépression et d’orienter le traitement pouvant combiner la prescription d’antidépresseurs, la psychothérapie, les thérapies cognitives comportementales ou encore la méditation de pleine conscience. D’où la généralisation de son usage, que les psychiatres peuvent aussi combiner à d’autres approches.

Les traitements plus diversifiés et mieux ajustés sont combinés en fonction du stade de la maladie, de sa sévérité, et des spécificités du ­patient. La méditation de pleine conscience est par exemple efficace pour prévenir les rechutes, mais pas lors d’un premier épisode de ­dépression. L’usage des thérapies cognitives comportementales – ces thérapies brèves qui ­visent à prendre conscience des pensées ­« négatives » pour modifier ses comportements – est par ailleurs modulé, en axant le travail sur la ­dimension émotionnelle ou comportementale. On identifie également mieux les ­pathologies associées comme l’alcoolisme, la boulimie ou l’anxiété.

Dans les cas les plus sévères pouvant engager le pronostic vital, les psychiatres ont recours à des traitements physiques tels que les électrochocs. Agissant plus rapidement que les antidépresseurs, l’électroconvulsivothérapie est jugée efficace dans 50 % à 60 % des cas. « On dispose aujourd’hui d’un corpus de données qui s’appliquent à 70 % des cas cliniquesOn évalue ainsi l’évolution et le risque pour le patient », insiste ­Antoine Pelissolo.

Parallèlement, les scientifiques explorent le cerveau, en quête de signatures morphologiques des états dépressifs. « On a pu observer que certaines structures cérébrales, les régions limbiques, pouvaient être modifiées en cas de stress ou de ­dépression. Des études par résonance magnétique fonctionnelle ont également montré que certaines régions du cortex préfrontal, impliquées dans la capacité à gérer les émotions, pouvaient être ­ralenties au cours de la dépression », souligne ­Antoine Pelissolo. La recherche fait aussi appel à des programmes pluridisciplinaires. « Nos projets intègrent les neurosciences, les sciences sociales, la psychiatrie et la biologie, explique ainsi le psychiatre Philippe Fossati, de l’Institut du cerveau et de la moelle épinière à l’hôpital de la ­Pitié-Salpêtrière à Paris. Nous recherchons par exemple, en imagerie médicale, des signaux particuliers chez les personnes socialement exclues, et l’idée est d’articuler ces connaissances avec celles de la psychologie et de la sociologie. Nous espérons aussi développer des biomarqueurs qui permettront d’améliorer et de personnaliser les soins en santé mentale»
« Aujourd’hui, le mot dépression appartient à tout le monde et il est à la fois utilisé de manièretrès précise et banalisé. On dit facilement : ce matin je suis déprimé »
En attendant, la dépression est presque devenue le mal du siècle. « Aujourd’hui, le mot dépression appartient à tout le monde et il est à la fois utilisé de manièretrès précise et banalisé. On dit facilement : ce matin je suis déprimé », constatel’historien Vincent Barras, du CHUV de Lausanne. Et le DSM est entaché par les conflits d’intérêts de certains contributeurs, soupçonnés de servir le marché des médicaments en systématisant le diagnostic. Ainsi, alors que le deuil en était exclu dans les versions précédentes, la version de 2013, le DSM-5, l’y inclut. Selon l’appréciation du psychiatre, une personne endeuillée peut être considérée comme malade. « La psychiatrie a évolué en médicalisant la dépression plutôt qu’en tenant compte du contexte. Il y a la volonté avec le DSM de rendre le diagnostic fiable, c’est-à-dire qu’on puisse communiquer et s’entendre sur ce qu’on appelle la dépression. De ce point de vue, le DSM est une réussite », analyse Charles Bonsack, psychiatre au CHUV de Lausanne. Mais pour ce spécialiste, « cela élargit la dépression à une quantité de souffrances psychiques ou sociales qui ne sont pas forcément de la dépression au sens maladie. Ce que nous appelons épidémiologie est pour l’industrie une part de marché, et plus la maladie est fréquente, plus la part de marché est grande. La définition de la maladie a été construite sur la base d’observations de malades très sévèrement déprimés et qu’on a appliquées à l’ensemble de la population ».

La simplicité du diagnostic proposé par le DSM contraste par ailleurs avec la complexité de la maladie, qui nécessite une analyse fine des contextes et des sensibilités des patients. La réaction d’une personne à un événement ou à un environnement varie ainsi en fonction du sens qu’elle lui donne, de son histoire et des soutiens extérieurs dont elle peut bénéficier. « J’ai connu le cas d’une femme qui a fait une dépression après le mariage de sa fille, se souvient Bruno Falissard. Pour cette femme, sans doute, ce mariage équivalait à une perte qui l’a plongée dans cet état dépressif. »

Si les psychiatres sont de plus en plus attentifs aux conditions de vie de leurs patients, ils manquent de formation en matière sociale. « La formation des médecins est jugée trop centrée sur les pratiques seulement hexagonales et seulement médicales, trop éloignée des pratiques de terrain : pas de chaire de psychiatrie sociale, pas assez d’épidémiologie, pas de notion concernant le partenariat médico-social et social », constatait en 2016 le rapport Laforcade relatif à la santé mentale.

Impact des facteurs environnementaux


Ces praticiens ne disposent donc pas de l’expérience nécessaire à la représentation de situations complexes dans lesquelles les patients évoluent. L’impact des facteurs environnementaux, tels que la souffrance au travail, les violences faites aux femmes ou la pénibilité des transports, peut ainsi être minimisé, et l’individu rendu responsable de son état et exposé à la stigmatisation. « Ce qui est important, c’est de ne pas être dans une individualisation des pratiques, estime Marie Israel du GRAAP, une association suisse de patients experts en santé mentale. Dans le cas du burn out, par exemple, qui est une réaction à une situation extérieure, on prétexte que la personne a craqué parce qu’elle était fragile. Or, il y a des ­conditions de travail qui broient les gens, et celui qui craque, contrairement aux idées reçues, est ­celui qui est attaché à ses valeurs et se trouve en ­situation de conflit entre les siennes et celles que lui impose son entreprise. »

Pour l’historienVincent Barras, « la dépression permet d’accueillir le désarroi des individus dans une société qui exige d’eux toujours plus de performance et où l’individu est roi. Les médecins sont fils de leur temps comme les autres et ils prescrivent des antidépresseurs à ces individus qui se ­sentent morcelés ».

Pourtant, si nos sociétés survalorisent l’esprit dit « positif », les moments dépressifs permettent aussi une réorganisation de vie psychique nécessaire au réajustement de notre rapport au monde. « Plutôt que de cultiver nos potentialités de dépressivité qui nous permettent de rebondir, on cache cela et on dit aux gens : “C’est votre cerveau, on va vous donner des médicaments.” Du coup, on les coupe de cette potentialité, pointele psychanalyste Patrick Landman. Il y a des cas où c’est tellement grave qu’on n’a pas le choix, en particulier dans les dépressions de type mélancolique. En dehors de ces cas un peu rares, il faut aider les gens à accepter d’être parfois un peu déprimés. » Selon lui, « la dépression a été mondialisée en particulier par Big Pharma, mais en réalité, c’est une notion occidentale. Dans les autres cultures, quand les gens craquent, on appelle cela autrement et on traite cela autrement ».


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