Pour Luc Rouban, chercheur à Sciences Po, les réformes d’Emmanuel Macron s’inscrivent dans la continuité des réformes néolibérales et créent une perte de sens chez les fonctionnaires.
LE MONDE | | Propos recueillis par Eléa Pommiers
La fonction publique est descendue dans la rue pour la deuxième fois en six mois, jeudi 22 mars. Près de dix mois après l’entrée en fonction d’Emmanuel Macron, les fonctionnaires ne taisent plus leur sentiment d’être les « boucs émissaires » du gouvernement. Hausse de la CSG non compensée, gel du point d’indice, suppression de 120 000 postes de fonctionnaires et recours accru aux contractuels, les griefs sont nombreux.
Pour Luc Rouban, chercheur au Cevipof à Sciences Po et spécialiste de la réforme de l’Etat et des transformations du secteur public, les réformes que le gouvernement veut mettre en œuvre s’inscrivent dans la « continuité » de celles des gouvernements précédents et créent une « réelle incertitude sur ce que l’on veut faire du modèle social français ».
Y a-t-il un malaise profond chez les fonctionnaires ?
Je le crois, oui. Depuis plusieurs mois, nous voyons bien que différents secteurs traversent des crises aiguës : l’hôpital, les Ehpad [établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes]… On a également vu la tension dans les prisons ou encore la perte des contrats aidés, qui a mis à mal les collectivités territoriales.
La fonction publique fait face à un problème de moyens. C’est frappant à l’hôpital ou dans la police, et cela se traduit par une dégradation des conditions de travail dont témoigne l’augmentation des problèmes psychosociaux et du nombre de suicides.
Le service aux usagers en est affecté et on voit de plus en plus de fonctionnaires qui cherchent à rejoindre le service libéral parce qu’ils n’arrivent plus à faire leur métier en conformité avec leurs valeurs.
Or, à travers le discours et les mesures du gouvernement, l’idée qui ressort est celle que les fonctionnaires sont des privilégiés, et qu’ils doivent accepter des sacrifices à ce titre.
La source de ce malaise est donc économique ?
La revendication salariale est importante. A qualification égale, surtout pour les plus qualifiés, le privé paye mieux que le public.
C’est aussi une question de reconnaissance. Les métiers de fonctionnaires sont souvent dévalorisés : l’enseignant de 2018 n’est plus celui de 1950. Le discours politique valorise beaucoup les start-uppers, les créateurs d’entreprise. On constate comme une volonté de minimiser le rôle et la place du service public.
Mais il n’y a pas que cela. Les agents du service public ne sont pas fonctionnaires pour rien. Ils ont souvent été attirés par des valeurs comme l’absence d’attrait pour l’argent, l’altruisme, la solidarité, l’égalité. Or, ils se voient de plus en plus imposer des normes financières, des ratios, des objectifs à atteindre… Une logique désincarnée qui ne correspond pas à leur pratique professionnelle.
Finalement, les agents ont perdu leurs repères, ils ne retrouvent pas l’univers de référence qui est le leur ; d’où leur sentiment de malaise.
Cela signifie-t-il que la réforme de l’Etat et de la fonction publique présentée par Emmanuel Macron est d’un genre nouveau ?
Non. Supprimer des postes, Nicolas Sarkozy l’a déjà fait après la crise de 2008, et de manière plus brutale. Quant aux contractuels, ils sont déjà 17 % dans la fonction publique. Ces mesures sont déjà connues.
Les réformes d’Emmanuel Macron s’inscrivent dans la continuité de celles qui sont menées depuis les années 1980-1990, sur le modèle néolibéral anglo-saxon inspiré de Margaret Thatcher. L’idée sous jacente est aussi celle qui consiste à dire que le pouvoir politique doit reprendre le pas sur le pouvoir administratif.
Déjà en 1995, une circulaire d’Alain Juppé consistait à dire qu’il fallait réduire les coûts, chercher les gisements de rentabilité, instaurer des normes d’évaluation… On a ainsi fait entrer la logique commerciale dans le service public, et cela a continué sous le gouvernement Raffarin à partir de 2002, où on réduisait les effectifs, avec cette idée qu’il fallait faire plus avec moins.
En quoi ces réformes affectent-elles la conception du service public des agents ?
Le service public en France s’est construit sur une logique de progrès social, en s’appuyant sur des valeurs de solidarité, de positivisme et d’égalité qui nourrissent la culture des fonctionnaires encore aujourd’hui. Les réformes proposées par le gouvernement s’inspirent d’autres pays européens qui ont réformé leur fonction publique mais n’avaient pas cette culture.
Le vrai problème, c’est qu’avec les annonces de février [plan de départ volontaire pour supprimer 120 000 postes, recours accru aux contractuels dans la fonction publique], le gouvernement présente une perspective d’évolution de la fonction publique qui rompt avec ce qu’on connaît depuis 1945, mais dont on ne connaît pas les contours.
Il y a une réelle incertitude sur ce que l’on veut faire du modèle social français et sur la conception du service public. Cela crée de l’anxiété.
Les contractuels, par exemple, sont souvent des contrats précaires, pour des personnels « d’appoint ». C’est contraire à l’esprit de la fonction publique où la stabilité de l’emploi protège des pressions politiques. Il a d’ailleurs été construit ainsi pour rompre avec le modèle qui prévalait à la fin du XIXe siècle, où les « petits » fonctionnaires étaient contractuels et où le clientélisme tournait à plein régime.
Selon le gouvernement, des économies sont indispensables et réformer la fonction publique est un moyen de baisser les dépenses publiques.
L’argument « ça coûte trop cher » est un argument facile, mille fois utilisé, et qui empêche de regarder les vrais problèmes. Ce ne sont pas tant les dépenses de personnel qui coûtent cher que le montant des prestations sociales (chômage, assurance maladie…).
Par ailleurs, les comparaisons internationales utilisées pour justifier la baisse du nombre de fonctionnaire sont faussées. Cela n’a aucun sens de comparer la France, dont l’économie est très socialisée, avec des pays dont les modèles sociaux sont différents, comme les Etats-Unis ou le Royaume-Uni. Si on compare la France avec les pays scandinaves, qui ont des modèles similaires, on a beaucoup moins de fonctionnaires ramenés à notre population.
Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a aucun problème dans notre fonction publique. La sclérose y est réelle, il y a de vrais enjeux de mobilité professionnelle, de réforme du mode de recrutement…
Beaucoup de fonctionnaires avaient pourtant soutenu Emmanuel Macron à la présidentielle…
C’est vrai, mais le macronisme gouvernemental n’est pas celui de la campagne. Emmanuel Macron avait aussi promis de revaloriser les carrières, de les ouvrir, par exemple en supprimant le classement de sortie de l’ENA, ou les grands corps. Il a gagné beaucoup de voix de fonctionnaires grâce à cela.
Il ne l’a pas fait, donnant l’impression que le sommet de l’Etat était verrouillé. La réforme qu’il présente est d’inspiration libérale. Mais elle ne libéralise pas les sommets de l’Etat, seulement les emplois les plus modestes !
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