La journaliste Ondine Millot a rencontré Dominique Cottrez, condamnée pour avoir tué huit bébés à la naissance. Pour essayer de comprendre l’infanticide et de retrouver l’humain derrière l’horreur.
Chez Dominique Cottrez, en janvier 2015. Photo Aimee Thirion
Un vendredi de janvier 2015, Ondine Millot - ancienne journaliste justice à Libération devenue freelance - a pris le train pour le nord de la France. Elle s’est assise dans une cuisine face à une dame au visage anxieux : «la femme qui a tué ses huit bébés», l’auteure du «plus important infanticide jamais commis en Europe», disaient les médias. Ondine Millot, elle, se moque bien des records morbides, n’éprouve ni fascination pour l’épouvante ni frisson pour le sordide. Ce qu’elle veut c’est savoir. Savoir comment «les blessures se transforment en armes». Observer «les engrenages».Chercher «ce que le drame révèle de la société». «Faire autre chose que de relater en boucle des faits désespérants», écrit-elle. Alors, les voici face à face, dans cette cuisine impeccable, autour de la toile cirée beige où sont posées de petites tasses en porcelaine. Dominique Cottrez ne dit rien, son large corps est totalement immobile, ses yeux bleu gris pétrifiés. Pendant un certain temps, la journaliste écoute le glouglou de l’aquarium, le tic-tac de l’horloge, elle contemple le canari orange fluo puis les autocollants Ratatouille collés sur le frigo. Elle bafouille quelques mots, hasarde des questions, note des bribes sur son carnet puis hésite : «N’est-ce pas indécent de rester là à creuser le malheur ?» L’interviewée, quant à elle, se force à répondre d’une voix timide. En dix phrases décousues, elle balaie cinquante ans d’existence. «Ni pause, ni dialogue.» «Pas de détails, pas de récit.» Seulement le glouglou de l’aquarium, le tic-tac de l’horloge, le silence qui remplit la pièce et la tristesse qui mouille les yeux. Lorsque Ondine Millot repart, Dominique Cottrez lui dit : «Ça m’a fait du bien de vous parler.»
«Universel»
L’histoire aurait pu s’arrêter là. D’autres auraient certainement jeté l’éponge. Il en faut du talent pour savoir écouter le silence, de la délicatesse pour amadouer le chagrin, de l’intelligence pour ne pas brusquer le temps, de la ténacité pour «chercher encore». Ondine Millot est revenue, une fois, deux fois, dix fois, chaque vendredi après-midi elle s’est assise dans la pièce minuscule face à cette femme qui a tué ses huit bébés entre 1989 et 2000, qui les a gardés au grenier et leur a mis une couverture en hiver «pour pas qu’ils aient froid». Elle s’est cognée à ses mystères, ses contradictions, son langage fuyant ou impossible. Dans les moments de doute, elle s’est rattachée à cette ambition originelle : «comprendre», «remonter minutieusement le fil de ces vies qui basculent, analyser, décortiquer les enchaînements». Et ce mantra signé Marguerite Duras : «Plus c’est personnel, plus tu touches à l’universel.» A l’heure où les victimes sont omniprésentes dans l’espace médiatique, où certains vont jusqu’à considérer que toute explication d’un geste criminel sonne comme une excuse, ce livre devrait être mis entre toutes les mains, professionnels de la justice, politiques, citoyens. Parce que pour la première fois, la journaliste a «accès au bourreau»,parce qu’il «faut regarder les criminels pour protéger les victimes», parce que «les monstres n’existent pas» et qu’il est essentiel de le rappeler face à ceux qui aimeraient se rassurer en rejetant le crime hors humanité.
Ondine Millot s’est faufilée dans le monde intérieur de Dominique Cottrez, condamnée à neuf ans d’emprisonnement par la cour d’assises du Nord, mais elle a aussi rencontré son mari, ses deux filles, les autres membres de sa famille. Elle s’est entretenue avec tous les acteurs du dossier dont l’avocat, Frank Berton, qui a magistralement défendu la mère infanticide. C’est certainement lui, qui, le premier, a décelé le paradoxe auxquels tous allaient être confrontés : «Cette femme, elle m’attendrit.» Comment envisager un crime aussi atroce quand son auteur est si doux ? Comment cette femme qui prend tellement soin des autres, qui pleure dès qu’elle évoque son geste, cette femme à la voix enfantine et à la sensibilité à fleur de peau, a-t-elle pu étouffer ses huit nouveaux-nés ? Sous la plume d’Ondine Millot, Dominique Cottrez n’est plus une «affaire», elle redevient l’enfant en surpoids «gavée» par sa mère, l’adolescente timide en train de contempler les autres filles danser au bal, l’épouse dévouée servant un festin quotidien à un mari qui ne la regarde plus, la mère à qui la sage-femme a hurlé lors de l’accouchement : «C’est pas possible autant de graisse.» Ce n’est plus une «affaire», c’est une histoire d’amour et de liens insubmersibles.
Contraire
C’est aussi un témoignage d’humilité. Celui d’une chroniqueuse judiciaire - dont le style révèle à lui seul son amour du verbe - qui se retrouve soudain dans un monde où les mots ne veulent plus rien dire, où la vérité et le mensonge sont des concepts flous, où l’on peut parler et pourtant ne rien dire. Dominique Cottrez est contradictions, mémoire butée et détours impromptus. Non pas parce qu’elle est retorse, bien au contraire, elle se montre volontaire, sensible et bouleversante. Simplement : «Avouer, je l’ai fait tout de suite. Ce que je ne peux pas c’est expliquer», dit-elle. Qu’on la bouscule ou qu’on la cajole, c’est la même chose : le vrai et le faux s’entremêlent jusqu’à n’avoir plus aucun sens, les phrases sont clairsemées et la narration impossible. La teneur de leurs échanges se résume parfois en ce passage : «Mais est-ce que ce n’était pas un peu comme ça, madame Cottrez ?
- Ah oui c’était comme ça.
- Et est-ce que par moments, ce n’était pas aussi le contraire ?
- Ah oui, vous avez raison, c’était parfois aussi le contraire.»
Finalement, la journaliste a accepté de douter, de vaciller et même de reconnaître la défaite. Non, elle ne livrera pas à tous l’explication d’un octuple infanticide, la cause identifiable du mal, la clé du mystère. Mais elle a fait mieux encore, en allant là où peu se risquent : pas tant dans les arcanes du crime que dans les recoins du silence.
Ondine Millot Les Monstres n’existent pas. Au-delà du fait divers Stock, 306 pp.
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