par Marlène Thomas publié le 7 mars 2021
Avant même la naissance d’un enfant, les stéréotypes sexistes se mettent en place pour se poursuivre tout au long de son éducation, explique Manuela Spinelli, maîtresse de conférences spécialiste en études de genre. Elle revient sur la nécessité de déconstruire les rôles genrés en questionnant l’éducation des garçons.
«Je suis heureuse que nous ayons commencé à élever davantage nos filles comme nos fils, mais cela ne marchera jamais si on n’élève pas nos fils comme nos filles.» Ce constat de la féministe américaine Gloria Steinem, rappelé en ouverture d’Eduquer sans préjugés. Pour une éducation non sexiste des filles et des garçons (éd. JC Lattès), donne une idée des obstacles persistants sur le chemin de l’égalité. Coécrit par Amandine Hancewicz (consultante) et Manuela Spinelli (maîtresse de conférences à l’université Rennes-II, spécialiste des études de genre), cofondatrices de l’association Parents et Féministes, cet ouvrage fournit des outils de déconstruction des stéréotypes pesants, avant même le berceau, sur les enfants de 0 à 10 ans : couleurs des vêtements, jouets pour filles ou pour garçons, remarques de la maîtresse ou des parents. L’enjeu ? Eviter les injonctions et donner des clés de compréhension pour déjouer cette naturalité apparente qui fait toute la force des stéréotypes. Chacun «peut cheminer à son rythme sur la route de l’égalité», assure Manuela Spinelli.
Comment expliquer que les stéréotypes sexistes surgissent avant même la naissance ?
Avant l’échographie du cinquième mois, nous baignons dans plein de croyances censées nous dire s’il s’agit d’un garçon ou d’une fille. A partir de cette échographie, les parents commencent à donner un surnom à l’enfant ou à choisir un prénom, entament la décoration de la chambre, le choix des jouets comme si on ne pouvait pas le faire de la même façon. C’est comme si à partir du moment où on attribuait un sexe à l’enfant, il devenait un individu. Le sous-texte est qu’«ils n’ont pas les mêmes besoins». On éprouve la nécessité de les séparer. A travers ce mécanisme, on voit qu’aujourd’hui on éduque encore différemment garçons et filles.
Cela commence dès la naissance… vous évoquez notamment des études sur les pleurs des bébés.
Cette étude a été répliquée plusieurs fois dans les années 2000, y compris en France. On fait écouter les pleurs d’un bébé de 3 mois à des adultes. Ces derniers les classifient selon la tonalité de la voix : les pleurs aigus sont considérés comme venant de filles et ceux un peu plus graves de garçons. On voit déjà le stéréotype à l’œuvre. Pourtant, à cet âge-là, il n’y a aucune différence dans la voix des bébés. Les pleurs considérés comme venant de garçons expriment, selon eux, un inconfort majeur. Quant aux pleurs identifiés comme féminins, les adultes estiment qu’ils sont moins graves, relèvent même du caprice. Les filles sont davantage perçues comme manipulatrices alors que les pleurs des garçons sont jugés graves et importants.
Les enfants se construisent sur cette hiérarchie entre les sexes. Comment se matérialise-t-elle ?
Cette notion de valeur différentielle des sexes, développée par l’anthropologue Françoise Héritier, se manifeste par une dévalorisation de tout ce qui est étiqueté comme féminin. Dès 2-3 ans, on peut constater que les enfants savent choisir les jouets selon leur genre. Quand ils sont seuls dans la pièce, leurs choix sont assez divers mais lorsqu’un adulte est présent, ils ont plus tendance à agir selon leur genre. Si les filles continuent à aller prendre un camion de pompiers, les garçons s’interdisent davantage d’aller vers les jouets dits de filles. Ils intègrent très tôt cette idée de la dévalorisation du féminin. On la retrouve à chaque fois qu’un garçon veut jouer avec une poupée. Encore aujourd’hui, il y a une barrière à franchir même si certains parents encouragent leurs fils à le faire. Tout ce qui est connoté masculin a une valeur majeure, aller vers le masculin est considéré comme positif. Aller vers le féminin, cela serait s’amoindrir. C’est donc un enjeu important dans l’éducation et les inégalités qui structurent la société. On le retrouve dans la valeur différente que l’on attribue aux métiers et aux activités, aux professions du care encore largement féminisées, ou dans le manque de reconnaissance pour le travail domestique et parental. Quand on parle d’éducation égalitaire, on dit généralement aux filles de s’imposer, d’être fortes : autant de caractéristiques que l’on attribue au masculin. Il faut désormais ouvrir aux garçons les secteurs fondamentaux et les compétences dits féminins : le soin, l’empathie, les émotions. Il n’y a rien d’inné, ces compétences s’acquièrent.
Vous montrez un lien entre la dévalorisation du féminin et l’homophobie ?
Un vendeur d’un magasin de jouets a lancé un jour à une mère dont le garçon jouait avec des poupées : «Faut pas le laisser jouer avec ça. Il va devenir homo !» La masculinité se base sur le fait que l’hétérosexualité serait la norme. Dans le cas présent, il y a union de deux discriminations, l’homophobie et la dévalorisation du féminin. On utilise souvent des insultes comme «efféminé» pour dévaloriser des hommes qui ne rentrent pas dans le moule de la masculinité. Pourquoi ? Parce qu’il y a l’idée que le «vrai» homme est hétérosexuel, a des compétences spécifiques et qu’on ne peut pas déroger à ce modèle.
Pourquoi est-ce si difficile pour les parents de surpasser ces stéréotypes de genre ?
Nous sommes nés, nous avons grandi dans une société sexiste, très binaire. Il paraît naturel de trouver un rayon filles et un autre pour garçons dans un magasin de vêtements. Pourtant, il n’y a aucune différence physique entre les bébés. Nous avons intégré des mécanismes et nous n’interrogeons pas certains de nos choix, comme celui des couleurs. L’attribution du rose pour tout ce qui concerne les filles ne date que des années 80. C’est une réponse sociale pour contrebalancer le Mouvement de libération de la femme (MLF) des années 70. Elle se croise avec le marketing alors que la société de consommation est à son sommet dans ces années-là. Ces mécanismes découlent du mythe des sphères séparées, théorisé dès la moitié du XIXe siècle. Il sous-entend qu’il y a une binarité et une complémentarité dans notre société. Ce mythe s’est imposé pour des raisons politiques mais aussi en donnant une illusion d’équivalence : le domaine du domestique est présenté comme un espace où les femmes auraient une sorte de pouvoir. Derrière se loge l’idée qu’il y aurait des qualités innées aux deux groupes.
Comment ces stéréotypes impriment la vie des enfants ?
C’est à partir de l’entrée à l’école que l’influence devient flagrante. En primaire notamment, les enfants intègrent des stéréotypes de genre qui ont un impact sur la façon dont ils exploitent leurs compétences et leurs connaissances. Une équipe du CNRS a fait passer des tests à des collégiens français en leur demandant de répondre au même test de maths en le présentant comme de la géométrie la première fois et comme du dessin la seconde. Les garçons étaient meilleurs lorsque c’était un test de géométrie et les filles quand il était présenté comme du dessin. Du collège à l’université, les résultats d’études similaires menées en Europe et aux Etats-Unis sont pratiquement identiques. On a intégré l’idée que les filles seraient moins bonnes dans cette matière. Les stéréotypes brident les compétences de nos enfants. Les filles s’autocensurent parce qu’on leur a répété toute leur vie qu’elles ne sont pas faites pour ça. Il n’y a pas eu d’études réalisées mais on peut penser que les mêmes mécanismes se répètent pour les garçons dans des domaines connotés féminins, comme les activités langagières.
Le personnel de la petite enfance et éducatif a aussi son rôle à jouer dans la déconstruction des stéréotypes ?
L’égalité devrait faire partie de la formation du personnel de la maternelle à l’université. Aujourd’hui, le personnel éducatif affiche une sorte d’antisexisme théorique présenté comme le fait de la neutralité : «Je ne cède pas aux stéréotypes de genre car je me comporte de la même façon avec tout le monde.» Dans la plupart des cas, c’est faux, car il s’agit de mécanismes intériorisés : permettre aux garçons de couper la parole, rappeler à l’ordre plus souvent les filles quand elles courent ou grimpent aux arbres, leur donner des surnoms plus facilement. De petites choses qui sont, dans la mécanique, importantes. Le discours de la neutralité est une fausse bonne idée car les enfants naissent et grandissent dans des environnements binaires, on les pousse déjà vers des rôles de genre traditionnels. Il faudrait rééquilibrer. Par exemple, face à un garçon qui coupe la parole, il ne suffit pas de rester neutre. Il faut le rappeler à l’ordre et valoriser la parole de la fille. On le voit aussi dans la cour de récré, l’un des moments où les inégalités de genre ressortent de façon criante. Certaines villes ont commencé une réflexion pour les dégenrer comme Rennes mais ce sont des choix locaux, très aléatoires. Dans la majorité des cas, le terrain de foot reste au centre, occupé par les garçons, et les filles occupent les marges. C’est une question de l’appropriation de l’espace public qui se met en place comme le montre la géographe Edith Maruéjouls. L’éducation des enfants a un impact social. La société et la politique doivent aussi porter ce sujet, ça ne concerne pas que les familles.
D’autres discriminations systémiques telles que le racisme s’immiscent aussi dans l’éducation…
On tenait beaucoup à mettre en avant le fait que le sexisme se croise souvent avec d’autres discriminations. On en parle encore très peu mais toutes les grossesses n’ont pas la même valeur du point de vue de la société. Le test de la poupée noire démontre que même les personnes qui sont victimes de racisme intègrent les termes de la discrimination dont cette poupée fait l’objet. Il faut tenir compte de cette perspective croisée pour pouvoir agir. Concernant le classisme, les enfants issus d’une classe bourgeoise prennent la parole plus facilement, ils ont plus confiance en eux. Il faut agir sur tous ces paramètres à la fois.
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