Par Samuel Laurent Publié le 10 mars 2021
La crise sanitaire due au Covid-19 crée un climat propice à l’essor de nouveaux gourous, qui délaissent le spirituel au profit de la santé et du développement personnel, et auxquels Internet offre un nouveau terrain d’expression et de séduction.
Des suicides collectifs du Temple solaire en Suisse et dans le Vercors, en passant par les Bouddhas géants du Mandarom à Castellane (Alpes-de-Hautes-Provence), les années 1990 et 2000 avaient fixé un imaginaire collectif des mouvements sectaires : des communautés physiques installées dans des lieux isolés, dans lesquelles des adeptes vivaient coupés du monde et sous l’emprise d’un gourou tout-puissant.
Si le phénomène existe toujours, il se double aujourd’hui d’une autre dimension, dans l’espace virtuel du Web et des réseaux sociaux, et délaisse les questions spirituelles au profit de la santé et du développement personnel.
Si les sectes n’ont jamais disparu, la problématique semblait moins prégnante ces dernières années, au point que les organismes chargés de la lutte contre le phénomène, en premier lieu la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), avaient progressivement vu leurs moyens réduits et réaffectés à la lutte contre le terrorisme. Mais la crise sanitaire a réactivé les dérives sectaires et ravivé les inquiétudes au sommet de l’Etat.
Nommée en juillet 2020 ministre déléguée auprès du ministre de l’intérieur, Marlène Schiappa en a fait un axe stratégique de son portefeuille, au même titre que le séparatisme. Elle a demandé à la fin d’août aux acteurs de la lutte contre le phénomène un rapport sur l’actualité de la menace sectaire. Remis en février, ce document fait le constat d’une modification des mécanismes et du fonctionnement de l’emprise sectaire, à la faveur notamment de la pandémie mondiale de Covid-19.
Des communautés virtuelles « moins visibles »
« On est dans un renouveau des pratiques, constate Pascale Duval, porte-parole de l’Union nationale des associations de défense des familles et des individus victimes de sectes (Unadfi). On a affaire à de microgroupes, des communautés virtuelles, qui sont bien moins visibles. » Le rapport évoque 140 000 personnes sous emprise sectaire en France et 500 microgroupes, un chiffre sous-estimé selon Mme Duval « par rapport à ce qu’on trouve en se baladant sur la Toile ».
En 2020, la Miviludes recensait 3 008 signalements, dont 686 jugés sérieux ont fait l’objet d’enquêtes plus avancées. Un chiffre en hausse de 30 % sur les cinq dernières années. Un quart de ces signalements concerne des personnalités ou des organisations inconnues des services spécialisés jusque-là, signe d’un renouvellement des acteurs et des domaines touchés par les dérives sectaires. Celles-ci délaissent en effet souvent le terrain du spirituel pour investir celui des questions de santé ; il représente 40 % des signalements en 2019.
« Le confinement, la peur sont des leviers pour les gourous, on l’avait déjà constaté dans les périodes d’attentats », constate le commissaire divisionnaire Eric Bérot.
« Je les appelle les nouveaux gourous : thérapeutes psychocorporels, chamans, coachs de vie, etc. », résume le commissaire divisionnaire Eric Bérot, patron de l’Office central pour la répression des violences aux personnes (OCRVP), qui chapeaute la cellule d’assistance et d’intervention en matière de dérives sectaires (Caimades), créée en 2009. Une dizaine d’enquêteurs spécialisés sur les dérives sectaires traitent chaque année en son sein des centaines de dossiers.« Le confinement, la peur sont des leviers pour les gourous, on l’avait déjà constaté dans les périodes d’attentats, poursuit M. Bérot. L’épidémie de Covid-19 représente du pain bénit, à la fois pour les charlatans et pour ceux qui défendent des thèses de fin du monde. »
L’isolement amené par le confinement, mais également les mécanismes de « bulles de filtre » propres aux réseaux sociaux – où à force de s’abonner à certains comptes, on finit par s’enfermer dans des certitudes ou des croyances – ont offert une audience nouvelle à ces figures de la santé « alternative » et du bien-être. Les zones rurales sont particulièrement touchées par ces mouvances.
« Criminalité organisée »
Quelques figures sont déjà connues des services spécialisés, comme Thierry Casasnovas, apôtre du jeûne et du crudivorisme pour traiter des maladies graves comme le cancer ou le diabète et dont la chaîne YouTube compte plus d’un demi-million d’abonnés. Il est sous le coup d’une enquête depuis juillet 2020 pour mise en danger de la vie d’autrui, ce qui ne l’empêche pas de multiplier les vidéos aux accents conspirationnistes à propos de la pandémie. La Miviludes a reçu plus de 600 signalements le concernant, dont 70 pour la seule année 2020.
Internet permet également aux figures de cette galaxie des pseudo-médecines de se réunir. Thierry Casasnovas figure ainsi souvent aux côtés du Belge Jean-Jacques Crèvecœur, installé au Canada, promoteur d’une théorie « vibratoire » quantique et contempteur acharné de la « dictature sanitaire ». D’autres mettent en garde contre le great reset (« grande réinitialisation »), une théorie complotiste qui postule que la pandémie est un prétexte pour instaurer une dictature mondiale ou implanter des puces électroniques dans la population sous prétexte de vaccination.
« Ils se connaissent tous, ils font des vidéos, des webinaires [conférences en ligne] ensemble. (…) C’est une criminalité organisée », estime-t-on au sein de la cellule spécialisée du service central de renseignement criminel de la gendarmerie nationale (SCRCGN).
La plupart de ces gourous organisent des stages ou des programmes parfois très onéreux à destination de leurs adeptes, qui peuvent finir par se ruiner.
La définition de la secte reste complexe. « Les gens ont le droit de croire en n’importe quoi. Nous, on lutte contre des délits pénaux », précise Eric Bérot. Etre persuadé de l’efficacité du jeûne pour se « purifier », ou recourir à des plantes pour se soigner, ne signifie évidemment pas qu’on est dans une dérive sectaire. Ce qui la définit, c’est « l’emprise, la déstabilisation mentale » et le danger qu’elle peut représenter pour soi ou pour autrui.
Ainsi, les conseils dispensés par ces pseudo-médecins « peuvent tuer des gens », en les éloignant des soins médicaux dont ils auraient besoin, rappelle-t-on au SCRCGN. Sans oublier la dimension crapuleuse : la plupart de ces gourous organisent des stages ou des programmes parfois très onéreux à destination de leurs adeptes, qui peuvent finir par se ruiner. Eric Bérot raconte ainsi le cas d’une victime qui a « eu un déclic » alors qu’elle s’apprêtait à vendre la maison familiale afin d’obtenir des fonds pour son gourou : « Il s’est dit que ça allait trop loin. »
Les dérives du coaching
Outre la pseudo-médecine, les dérives sectaires issues du « coaching » sont également en pleine croissance. Très en vogue, le développement personnel est encore mal encadré juridiquement et, s’il peut être bénéfique lorsqu’il est pratiqué de manière éthique, il peut aussi donner lieu à de sérieux abus.
A l’instar de David Laroche, coach célèbre qui propose des programmes personnalisés d’accompagnement supposés aider à gagner confiance en soi et ambition, à des prix dépassant rapidement 2 000 ou 3 000 euros. « Il fait des vidéos où il explique comment vivre, il vous donne une règle au quotidien, il vous dit que penser et que faire », regrette Pascale Duval. L’homme, à la tête de plusieurs entreprises prospères installées notamment à Dubaï, cumule une trentaine de signalements auprès de la Miviludes.
Mais du signalement – en grande majorité opéré par des proches de personnes sous emprise – à l’enquête judiciaire, il y a un pas, celui de la plainte d’une victime. « Pour qu’on agisse, il faut qu’il y ait des délits pénaux », rappelle Eric Bérot. Il peut s’agir d’abus de faiblesse, d’infractions fiscales, d’exercice illégal de la médecine ou de mise en danger de la vie d’autrui.
Or, les personnes sous emprise ne portent pas toujours plainte, « par honte, ou car elles ne sont pas conscientes d’être sous emprise », explique-t-on au SCRCGN. « Il faut un gros travail pour rassurer, faire comprendre aux personnes qu’elles sont des victimes, les faire sortir de la culpabilisation, de la peur », confirme le commissaire divisionnaire.
Du complotisme au sectarisme
Si les mouvements religieux sont moins présents, ils restent actifs. Outre les organisations déjà installées, comme les Témoins de Jéhovah ou l’Eglise de scientologie, la galaxie chrétienne évangéliste, avec des dizaines de mouvements souvent importés d’outre-Atlantique, représentait 383 saisines en 2019. Certaines croyances et pratiques, comme les thérapies de conversion pour les homosexuels, voire des tortures dans le cas de pratiques d’exorcisme, en font un sujet d’inquiétude également.
Le modèle classique de la secte coupée du monde aussi reste présent, par exemple les Brigandes, un groupe de musique féminin aux chansons ouvertement xénophobes, vitrine d’une communauté d’une vingtaine d’adultes et une douzaine d’enfants vivant dans un village de l’Hérault, sous l’égide d’un gourou, Joël Labruyère. Une enquête a été ouverte en 2019 en Belgique pour assassinat à la suite de la mort d’une adepte.
La mouvance survivaliste, également en pleine expansion, fait l’objet d’une surveillance accrue après le meurtre de trois gendarmes par un adepte, Frédéric Limol, à la fin de décembre 2020 dans le Puy-de-Dôme.
Un autre sujet revient souvent chez tous les interlocuteurs du sujet sectaire : celui des théories conspirationnistes et en premier lieu du mouvement américain QAnon, qui soutenait Donald Trump, champion aux yeux des adeptes de cette thèse d’un combat secret contre un vaste complot pédophile et sataniste, et qui fait l’objet d’une dizaine de signalements à la Miviludes.
Peut-on pour autant parler d’un mouvement sectaire ? « La question est complexe », juge Eric Bérot. Si QAnon n’a pas de gourou défini, il en possède certains éléments caractéristiques, comme la rupture avec l’entourage proche. « Ce n’est pas à nous de dire si QAnon est une secte », élude le cabinet de Marlène Schiappa. Mais les services spécialisés surveillent de près l’importation en France des théories de cette mouvance, qu’on retrouve dans les discours d’une partie de la nébuleuse « covido-sceptique ».
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