par Marie Piquemal et et photos Christophe Maout publié le 8 mars 2021
L’internat parisien, richement doté, accueille depuis 2011 des étudiants boursiers, avec pour objectif de les accompagner dans leurs études mais aussi de leur donner certains codes culturels dont ils sont souvent dépourvus.
Il est 20 heures, un soir glacé de février sous couvre-feu. Dans la bibliothèque flambant neuve, des étudiants révisent en chaussons. Un repas chaud (à volonté) les attend, quand ils voudront, dans la cantine vitrée donnant sur une grande terrasse. Ceux qui préfèrent s’isoler pour mieux se concentrer peuvent aussi profiter de salles libres bien chauffées. Des profs sont présents sur demande pour des cours de soutien, en tête-à-tête ou en petit groupe, le soir jusqu’à 23h30. Là encore, c’est buffet à volonté : des ateliers de sophrologie, d’échecs, chorale, théâtre… et des sorties culturelles sont organisées. Ah, et des profs d’EPS se relaient chaque soir dans la salle de muscu, elle aussi pimpante. Le tout (hébergement, petit-déjeuner et dîner inclus) pour 260 euros par mois. Ouvert 365 jours par an, cela va sans dire. Non, ce n’est pas une blague, cet internat public existe vraiment. En plein Paris, avec deux antennes : l’une rue du Docteur-Blanche dans le XVIe arrondissement, et l’autre boulevard de Port-Royal, dans le XIIIe. L’internat Jean-Zay, destiné aux élèves de prépa, est unique en son genre en France.
A chaque rentrée depuis presque dix ans, 770 étudiants venus de partout y posent leur valise. Deux conditions pour y prétendre : être boursier et admis en classe prépa dans l’un des 34 lycées publics parisiens, toutes filières confondues. Allant donc des prestigieuses prépas scientifiques Louis-le-Grand et Henri-IV aux autres, aux classes prépa aux grandes écoles (CPGE) moins prisées, voire pas réputées du tout de la capitale. La proviseure, Régine Paillard, accepte du tac au tac notre venue, ravie qu’on s’intéresse à son établissement. «Il faut en parler, dire que cet endroit existe… Que tous les jeunes en France le sachent et postulent dans Parcoursup [la phase des vœux se termine jeudi, ndlr]. C’est tellement extraordinaire !» En poste depuis un an et demi, elle n’en revient toujours pas. «On a les moyens de donner à ces jeunes tout l’accompagnement dont ils ont besoin. Le matériel, et le reste, l’implicite. Tous ces codes culturels qu’ils n’ont pas forcément. Le soutien psychologique aussi.» Dans le grand hall blanc de la rue du Docteur-Blanche, un piano résonne en temps normal. «On en a cinq dans le bâtiment, les élèves adorent, mais avec le Covid, on est obligés de limiter. Tout est compliqué.» Les canapés et fauteuils, «pour organiser des coins chaleureux», ont été enlevés.
Enjamber le choc social
Jean-Zay a le statut de lycée, même si, formellement, il n’y a pas d’élèves la journée. Ils ne rentrent que le soir, après une journée de cours aux quatre coins de la ville. La proviseure : «On est un lycée de soirée, en fait. Avec le même personnel que dans un lycée, mais en horaire décalé.» Les conseillers principaux d’éducation (CPE) prennent leur poste à 15 heures, jusqu’à 23 heures. Pareil pour l’infirmière, les professeurs documentalistes au CDI, l’administration… Tous aux petits soins pour que les élèves ne manquent de rien. A l’entrée de la bibliothèque, Emilie Gourdon, prof-documentaliste, tend son cahier d’offre culturelle de l’année dernière, l’estomac noué car, depuis la pandémie, tout est en suspens. En temps normal, elle propose un large choix de pièces de théâtre, opéras, musées… «Des petits groupes à chaque fois, que j’accompagne. C’est important d’y aller avec eux, pour leur ôter l’appréhension du début, les freins qu’ils se mettent. Ils se font souvent toute une montagne de l’opéra, par exemple. Mon travail, c’est de leur permettre de désacraliser, de se rendre compte que, en fait, l’opéra ou la Comédie-Française, c’est accessible.» Elle limite toujours le nombre de places. Pas pour une question d’argent, mais «pour créer le manque». «Quand ils veulent une place pour l’opéra, pour le ballet – le Lac des cygnes par exemple – et que c’est complet, cela ouvre une fenêtre. J’en profite pour essayer de les accrocher sur d’autres choses, des pièces de théâtre qui ne les attirent pas forcément.»
Tout un travail, par petites touches, pour leur donner confiance, enjamber le choc social, parfois violent à l’arrivée dans les grandes prépas. «Quand un prof dit le jour de la rentrée d’un air entendu que les élèves doivent relire tout Kant et Nietzsche, nos élèves, eux, le croient… Ils ne savent pas qu’il y a une part de bluff. Ces codes implicites, que partagent professeurs et élèves venant du même milieu social. Notre boulot, c’est aussi de leur dire, de leur donner ces codes. Sans ça, ils ont vite fait de se noyer.» A intervalles réguliers, l’équipe pédagogique reçoit un à un les élèves pour faire le point, déceler la souffrance. Yann Marolleau, CPE : «C’est toujours très dur. L’enjeu, pour nous, c’est de mesurer à quel point c’est douloureux.»Pour ne pas qu’ils aillent au-delà de leurs limites, pour dédramatiser aussi et les pousser à se réorienter en cours d’année s’ils souffrent trop : ce conflit de loyauté qui prend aux tripes, le niveau d’exigence attendu et le manque d’empathie aussi du corps enseignant, précise-t-il. Surtout en ce moment. «Certains professeurs n’ont absolument pas tenu compte du confinement de mars 2020, ils ont repris le programme comme si de rien n’était en septembre.» Sans tenir compte non plus du stress ambiant, des confinements compliqués. Et de cette crainte aussi que l’internat ne se transforme en cluster, et ferme. La proviseure stresse aussi : «Pour l’instant ça tient. Il le faut. Fermer serait une catastrophe.» En guise de pansement, elle fait venir une psychologue chaque semaine dans l’établissement. Carton plein comme jamais.
Eplucher les candidatures
Quel est le budget de fonctionnement d’un tel internat ? Tout au long de la visite, la question revient forcément. Et la non-réponse : «Secret-défense», dit le proviseur adjoint, Sébastien Bracciali, en refermant la porte de la salle de muscu. Le sujet est politiquement sensible. Cet internat d’excellence soulève une question de fond : si l’on déploie d’importants moyens pour un petit nombre d’élèves méritants, quel argent public reste-t-il pour les autres ? Le projet d’internat a été lancé sous Sarkozy – à l’époque où Jean-Michel Blanquer était directeur général de l’enseignement scolaire, sorte de ministre de l’Education nationale bis, et donc à la manœuvre. L’établissement baptisé «internat d’excellence» en 2011 a été renommé «internat de la réussite» l’année suivante, après l’arrivée de François Hollande. «L’excellence, c’est de droite ; la réussite, de gauche», s’amuse un membre du personnel. Dans l’équipe, il y a ce sentiment partagé, cette conscience «que cet établissement est un tout petit îlot de méritocratie qui fonctionne…»
Dans les prochaines semaines, Régine Paillard et son adjoint vont éplucher les candidatures pour la rentrée prochaine. Les préinscriptions se font sur Parcoursup jusqu’au 11 mars, et les places en internat sont conditionnées à l’acceptation en prépa. Le duo va passer les dossiers au peigne fin. D’abord pour débusquer les intrus. Du genre ces parents expats à Singapour qui, parce qu’ils ne sont pas imposables en France, tentent le coup. «N’importe quoi.»Ensuite pour repêcher les demandes sur le fil. Comme cette mère isolée, juste au-dessus du plafond des revenus pour la bourse. Elle a un cancer, sous chimio. «Dans sa lettre, elle expliquait : soit sa fille, avec d’excellentes notes, venait chez nous où la mère savait qu’on l’aiderait ; soit elle laissait tomber le projet de prépa. On l’a prise. Une question de justice sociale.»
«Paris, c’était devenu possible»
La moitié des étudiants de Jean-Zay viennent d’Ile-de-France, les autres de parfois bien plus loin. D’outre-mer, notamment. Une vingtaine de places sont aussi réservées aux étudiants méritants du Maroc, Tunisie et Sénégal, dans le cadre de conventions entre ces pays. Diary Sow, l’étudiante sénégalaise dont la disparition et la réapparition ont fait la une des journaux en janvier, était à Jean-Zay. Le proviseur adjoint : «Notre défi, c’est de faire venir les boursiers les plus méritants. Qu’on ne se retrouve pas qu’avec “les zéros bis”, le montant de bourse le plus bas, qui souvent ont le capital culturel.» Comment attirer les autres ? Comment peut-on avoir ne serait-ce l’idée de postuler dans une prépa à Paris quand on vient de loin, géographiquement et socialement ? On lance la conversation, au moment du dîner. «Un prof au lycée m’a poussée à postuler à Henri-IV et m’a parlé de cet internat», avance une jeune fille. «Ma sœur étudie déjà à Paris, ça m’a aidée – je crois – à me dire que c’était possible, aussi pour que mes parents acceptent», dit une autre.
Natenin, 19 ans, vient à notre rencontre, pétillante. Elle a grandi à Strasbourg avec sa mère aide-soignante qui l’a élevée seule. «Mon but ultime, c’est Normale Sup. Or il suffit de voir les statistiques, la plupart des admis étaient dans des lycées à Paris. C’est pour ça que je suis là.» Un temps plus tard, elle dit : «Pour moi, ça s’est joué au collège. A l’époque, un de mes profs a remué ciel et terre pour que j’aille dans le grand lycée de Strasbourg plutôt qu’au lycée proche de chez moi. Une fois que j’étais là-bas, ça s’est fait tout seul dans ma tête. Paris, c’était devenu possible.» Elle regarde la cantine se vider, se penche vers nous, chuchote : «C’est un truc de fou, ici. Tout est servi sur un plateau ! On a même des sorties golf, c’est dingue. Quand tu es ici, faut vraiment en vouloir pour pas y arriver.» Elle rit, raconte cette «CPE géniale» : «Une deuxième maman qui m’a sauvée pour ma demande de bourse. J’avais rempli les papiers seule n’importe comment.» Puis ajoute, rattrapée par l’émotion : «J’imagine même pas combien on doit coûter à l’Etat. Mais, un jour, on rendra cette chance qu’on nous donne aujourd’hui. Sûr.»
— Jeudi 11 mars : dernier jour pour formuler ses vœux d’orientation dans la plateforme Parcoursup. Les candidats peuvent en lister jusqu’à dix (avec possibilité de sous-vœux selon les formations), et sans avoir à les classer. Il est recommandé d’en inscrire au moins deux et pas seulement dans des filières sélectives pour ne pas se retrouver sans rien en septembre. Les choix d’orientation sont toujours sources d’angoisse pour les élèves. La pandémie n’aide pas. Les récits d’étudiants en première année, en déprime complète à la fac car 100% en distanciel, ont douché quelques envies. Dans les classes de terminale, des professeurs principaux racontent que leurs élèves espèrent tous être pris en BTS, DUT ou prépas, parce qu’ils fonctionnent en présentiel.
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