Par Marie Jégo Publié le 12 mars 2021
Le nombre de femmes tuées par un de leurs proches augmente d’année en année. Un phénomène que minimisent des élus de l’AKP, le parti islamo-conservateur au pouvoir.
D’une violence inouïe, les images d’une femme à terre, rouée de coups par son ex-mari, ont fait le tour des réseaux sociaux en Turquie, suscitant une onde d’indignation aussi sincère que passagère à deux jours de la Journée internationale de lutte pour le droit des femmes du 8 mars. Prises en soirée, le 6 mars, depuis la fenêtre d’un immeuble de Samsun, la grande ville des bords de la mer Noire, elles montrent Ibrahim Zarap, 27 ans, frappant à coups de pied la tête son ex-femme, Emriye, qu’il a jetée par terre et qui gît inconsciente sur l’asphalte.
Emriye, dont il est divorcé depuis plus de deux ans, était venue lui amener leur fille, âgée de 5 ans dont il avait la garde pour le week-end. Quelques mots sont à peine échangés entre eux que l’homme se jette sur la femme et la précipite à terre. Les cris déchirants de l’enfant résonnent dans la rue déserte tandis que l’observateur anonyme continue d’enregistrer la scène avec son téléphone.
Entre deux coups de pied, l’agresseur relève la tête et vocifère des injures contre l’homme qui filme depuis sa fenêtre. Bientôt, des passants s’interposent et appellent la police. Le forcené est emmené au poste. La victime et sa fille sont conduites en ambulance à l’hôpital.
300 victimes en 2020
Emriye, 25 ans, a fort heureusement survécu à son agression mais Fatma Kovan, 26 ans, une mère de famille de Denizli, dans la région égéenne, n’a pas eu cette chance. Son ex-mari l’a abattue avec un fusil de chasse le jour même où Emriye se faisait frapper en pleine rue.
Le nom de Fatma Kovan est venu s’ajouter à la liste des femmes tuées par balle, poignardées, étranglées ou battues à mort chaque année en Turquie par leur ex-mari, leur ex-compagnon, leur frère ou leur père.
Pour la plupart, ces femmes avaient pourtant signalé les violences dont elles étaient l’objet mais l’Etat a échoué à les protéger. Emriye, tout comme Fatma, étaient allées se plaindre à la police des menaces reçues de leurs ex-conjoints, sans résultat.
La liste des victimes s’allonge d’année en année. Vingt-deux femmes ont été tuées en Turquie en 2002, 404 en 2018, 474 en 2019, 300 en 2020. La baisse constatée en 2020 peut s’expliquer par le fait qu’une partie des assassinats seulement a pu être répertoriée sur fond de lenteurs administratives liées à la pandémie de Covid-19. Cette même année, 170 femmes ont ainsi été déclarées mortes « dans des circonstances mal éclaircies ». Ces chiffres (300 +170) tiennent compte uniquement des cas enregistrés par la police.
Protection insuffisante
Ils sont tirés d’un rapport révélé au public le 8 mars par le député d’opposition Sezgin Tanrikulu, élu au Parlement sous l’étiquette du Parti républicain du peuple (CHP). Selon cette étude, entre 2002 et 2020, 6 732 femmes ont été assassinées par des hommes de leur entourage. Le rapport met l’accent sur la protection insuffisante offerte aux victimes de violences conjugales – manque de refuges, absence d’écoute, plaintes rejetées, signalements sans effets, clémence des tribunaux –, et constate à regret que les violences envers les femmes tendent à se banaliser. Le député appelle le gouvernement à appliquer au plus vite la convention d’Istanbul qui vise à prévenir et à combattre ce genre de violences, une initiative chapeautée par le Conseil de l’Europe.
Autant dire qu’il s’agit d’un vœu pieux. Signée par Ankara en 2011, la convention n’a plus la cote auprès de l’élite islamo-nationaliste au pouvoir qui cherche, sinon à en sortir, du moins à ne pas l’appliquer, notamment les articles évoquant la parité hommes-femmes ou ceux préconisant la non-discrimination des minorités sexuelles. Ses recommandations – la mise en place de centre d’appels d’urgence, la formation des policiers, l’organisation de campagnes de sensibilisation – sont d’ailleurs restées lettre morte.
« A l’heure qu’il est, l’AKP [le Parti de la justice et du développement, islamo-conservateur, qui dirige le pays depuis 2002] est opposé à la convention, qu’il perçoit comme une menace contre la famille », constate la journaliste Melis Alphan, connue pour ses articles sur la condition féminine en Turquie.
« La mentalité patriarcale incite à la violence envers les femmes et ce discours est de plus en plus légitimé. Le message est que les femmes méritent d’être violentées et qu’elles peuvent même être tuées. Les médias progouvernementaux sont complices de ce message, ils renforcent les préjugés sexistes et ignorent la parole des femmes », s’est indignée la journaliste lors d’une visioconférence organisée, le 8 mars, par l’Institut international de la presse .
« Fausse perception »
Malgré l’indignation, la mobilisation des associations féminines, les promesses des autorités, rien ni personne ne semble à même d’endiguer le fléau des féminicides. Conscient du problème, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, vient d’annoncer la création d’une commission parlementaire chargée de lutter contre les violences envers les femmes. Les députées de l’AKP, soit 52 femmes sur 295 élus AKP au Parlement, auront certainement leur mot à dire sur le sujet.
Hülya Atçi Nergis, avocate de profession et députée de l’AKP pour la région de Kayseri (centre du pays), a déjà donné son avis, estimant que le problème des féminicides en Turquie est « exagéré ». Sa religion est faite. « On voit bien, si on prend les chiffres, qu’au total il y a plus de meurtres d’hommes que de femmes », a-t-elle expliqué lors d’une interview diffusée le 8 mars sur une chaîne régionale de télévision. Selon elle, le bilan de 300 femmes assassinées par des hommes de leur entourage en 2020n’a rien à voir avec la réalité, c’est tout au plus une « perception »inventée de toutes pièces par des médias peu scrupuleux.
« Comme ce thème est très vendeur, les médias créent une fausse perception, comme si les femmes étaient nombreuses à se faire tuer dans notre pays alors que les statistiques disent clairement que les violences contre elles sont bien moins nombreuses chez nous qu’ailleurs », a-t-elle ajouté. Mme Nergis étant déjà vice-présidente de la commission parlementaire pour l’égalité des chances, elle ne pourra pas siéger à la nouvelle commission. Mais son point de vue y sera certainement représenté tant il est conforme à la vision du parti AKP et à celle des confréries religieuses qui le soutiennent.
Profitant de la journée du 8 mars, Mehmet Boynukalin, le grand imam de la mosquée de Sainte-Sophie à Istanbul, a renchéri. « Un meurtre n’a pas de sexe », a-t-il déclaré, et les féminicides ne sont qu’une vue de l’esprit, un thème développé « constamment » par des médias assoiffés de propagande, enclins à « dresser les femmes contre les hommes ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire