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jeudi 11 mars 2021

Analyse La réforme de l’allocation aux adultes handicapés ferait-elle tant de perdants que ça ?

par Elsa Maudet  publié le 9 mars 2021

C’est l’argument brandi inlassablement par le gouvernement : cesser de prendre en compte les revenus du conjoint dans le calcul de l’AAH lèserait trop d’individus. Pourtant, les estimations fiables manquent.

Sophie Cluzel, la secrétaire d’Etat aux Personnes handicapées, l’a dit et redit : pas question de cesser de prendre en compte les revenus du conjoint dans le calcul de l’allocation aux adultes handicapés (AAH). Motif : cette réforme ferait trop de perdants. Des personnes en situation de handicap la réclament pourtant depuis plusieurs années, et une proposition de loi allant en ce sens sera examinée par les sénateurs ce mardi après-midi. Dans le même temps, Act-Up Paris appelle à manifester devant la chambre haute pour réclamer son adoption.

L’AAH, d’un montant maximum de 902,70 euros par mois, est versée aux personnes dont le handicap rend difficile l’accès au marché du travail. Son montant dépend du taux d’incapacité du bénéficiaire et des ressources de son éventuel conjoint. C’est là l’objet des critiques : si son partenaire gagne trop (plus de 2 200 euros par mois, selon un système un peu complexe d’abattements), le bénéficiaire ne touche pas d’AAH. Une situation qui le plonge dans une situation de dépendance économique et accroît le risque de violences conjugales, dénoncent les associations.

Sophie Cluzel, elle, balaie ces arguments, et depuis des années. En mars 2019, elle assurait devant l’Assemblée nationale : «Cette mesure, dont l’impact budgétaire est très significatif, ferait 57 000ménages perdants, avec des pertes mensuelles allant jusqu’à 600euros par mois, pour un total cumulé de 187 millions d’euros.» Les députés avaient retoqué le texte. Un an plus tard, en février 2020, nouveau texte, nouveaux débats, mais même position de la secrétaire d’Etat, qui avait déclaré : «Je m’engage devant vous tous dans cet hémicycle à vous présenter d’ici à juin un rapport très circonstancié sur les perdants et les gagnants» de l’individualisation de l’AAH. Le texte fut cette fois adopté, en première lecture. Puis juin est arrivé, mais pas le rapport promis. Rebelote le 18 février dernier : face à la commission des affaires sociales du Sénat cette fois, Sophie Cluzel affirme qu’une déconjugalisation du calcul de l’AAH «remet en question la définition même du couple. Tout notre système est basé sur la solidarité familiale, le partage des ressources et des charges».

Aucune étude d’impact

Aujourd’hui, on ne parle plus de 57 000 perdants, mais de 44 000. Et peu importe qu’aucune étude d’impact n’ait été menée. Ce chiffre provient de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees, qui dépend du ministère de la Santé), qui n’a pas répondu à nos sollicitations pour obtenir des éclairages sur la méthode et le résultat obtenu. «J’aurais voulu faire une contre-expertise», explique le sénateur LR des Deux-Sèvres Philippe Mouiller, rapporteur de la proposition de loi pour la déconjugalisation, contacté par Libération. Ces 44 000 foyers perdraient en moyenne 270 euros par mois, nous dit-on et 21 % perdraient la totalité de leur allocation. A l’inverse, la réforme ferait 196 000 gagnants, qui toucheraient en moyenne 300 euros supplémentaires chaque mois.

Alors qui seraient ces perdants ? Principalement les personnes qui touchent l’AAH tout en ayant un emploi à temps partiel et un conjoint sans revenus. A deux, ils restent sous le seuil ; seules, elles le dépassent. Autre cas : les couples travaillant en Esat, ces établissements médico-sociaux qui emploient des personnes handicapées. Le mode de calcul de leur allocation est particulier et les pénaliserait en cas d’individualisation.

Philippe Mouiller a donc déposé deux amendements visant à limiter ces effets de bord, dont l’un permet aux bénéficiaires actuels de choisir le mode de calcul qu’ils préfèrent durant dix ans – avant de rentrer dans le rang. «On considérait qu’il était anormal, dans un texte «pour plus de justice sociale», qu’il y ait des perdants», justifie-t-il.

Argument à géométrie variable

Dans la version initiale du texte législatif, «ce qui est sûr, c’est qu’il y a des perdants. Mais ce n’est pas l’argument qui doit empêcher la réforme, parce qu’on peut trouver les moyens de le contourner, plaide Arnaud de Broca, président du Collectif Handicaps, qui représente plus d’une quarantaine d’associations. Le gouvernement se cache derrière son petit doigt. C’est un argument utilisé à géométrie variable.» De l’avis général, les amendements déposés par Philippe Mouiller suffisent à ce qu’il n’y ait plus de perdants, ou en tout cas plus d’injustices. Mais pas pour le secrétariat d’Etat aux Personnes handicapées. Sollicité par Libération, il a répondu que ces précautions ne suffiraient pas, sans expliquer pourquoi.

Cette histoire traîne depuis longtemps et une pétition est venue presser les sénateurs d’examiner le texte. Ladite pétition, publiée sur une plateforme dédiée du Sénat, a dépassé les 100 000 signatures début février, contraignant la chambre haute à se pencher dessus. Ce mardi, les élus devraient selon toute vraisemblance adopter la proposition de loi. Mais l’affaire est loin d’être gagnée, puisqu’elle doit ensuite retourner devant l’Assemblée nationale, où la majorité LREM risque de la bloquer.

Autre problème : le calendrier. «Il faut trouver une niche parlementaire à l’Assemblée nationale», explique Philippe Mouiller. Soit un temps réservé aux groupes d’opposition pour défendre leur texte au milieu de l’agenda fixé par la majorité. «Vu l’embouteillage, ça va peut-être être compliqué, et là, il n’y a pas de pétition, craint Arnaud de Broca. L’idéal serait que le gouvernement la reprenne à son compte, la mette dans le projet de loi de finances et qu’elle soit adoptée à l’automne. Ça peut aller assez vite si le gouvernement veut y aller, mais ça peut être enterré assez vite aussi.» Les associations entendent brandir les échéances électorales pour accélérer les choses car, comme le rappelle Arnaud de Broca : «Les électeurs handicapés sont aussi des électeurs.»


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