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lundi 5 octobre 2020

« Longtemps espérée, la révolution du vélo a enfin lieu. Mais elle tourne à l’embrouille générale »

Pour sortir de l’anarchie qui règne sur les pistes cyclables, il faudra sans doute mieux aménager l’espace urbain, mais aussi éduquer ses usagers, estime dans sa chronique Philippe Bernard, éditorialiste au « Monde ».


Publié le 03 octobre 2020


Chronique. Personne n’avait prévu cette conséquence du Covid-19 : les pistes cyclables, longtemps désespérément désertes, sont devenues en quelques semaines des paniers de crabes. Si le « monde d’après » ressemble à ce qui s’y passe, mieux vaut regrimper illico dans une machine à remonter le temps. Le trajet sympa, le nez au vent, avec l’assurance d’arriver un peu moite mais à l’heure et la bonne conscience d’un peu de sport et d’un geste pour la planète, a laissé la place à une foire d’empoigne, entre coups de sonnette rageurs, mêlées aux carrefours et regards hautains des vieux routards sur les nouveaux convertis.

« Si j’en réchappe, j’adhère au MDB [Mouvement de défense de la bicyclette] », disait un tract de 1980 représentant un petit cycliste en perdition dans une marée automobile hostile. On y est revenu, sauf que le flot est désormais cycliste. Et que les usagers du vélo, présumés « cool » et responsables, se comportent parfois comme des caricatures d’automobilistes : égocentriques, agressifs, indisciplinés. On explique la hargne de certains conducteurs par le cocon isolé du monde où ils sont assis. Apparemment, le grand air ne suffit pas à immuniser contre l’aigreur et le n’importe quoi. Longtemps espérée, la grande révolution du vélo a enfin lieu. Mais elle tourne à l’embrouille générale.

La montée en puissance de la bicyclette en temps de Covid a été si inattendue et si spectaculaire que ses conséquences sociétales, voire politiques, restent floues. Toutes les villes de France ont enregistré une augmentation brutale du trafic – soit + 67 % en un an à Paris et jusqu’à + 200 % sur certains axes.

Phénomène imprévu, la bicyclette et la distanciation sociale qu’elle impose naturellement ont séduit des strates nouvelles de la population, qui préfèrent les pistes cyclables à la promiscuité des transports en commun. Divine surprise pour les édiles, la montée en puissance du cyclisme survient au moment où leurs politiques pro-vélo parviennent à maturité. Mais ce que dit le comportement des nouvelles masses cyclistes sur notre (non) éducation routière, notre individualisme ou notre (in) capacité à communiquer reste à analyser.

Ajustement mutuel des conduites

La bagarre pour l’usage de la voie publique n’est pas nouvelle : voitures à cheval contre automobile au début du siècle passé, « tout-auto » écrasant dans l’après-guerre, lutte pour les droits du piéton et du cycliste depuis 1968. A écouter Frédéric Héran, économiste et urbaniste à l’université de Lille, le développement d’un mode de déplacement commence toujours dans une certaine anarchie : « Le “ôte-toi de là que je m’y mette” a dominé les mœurs automobiles dans l’après-guerre au prix d’une mortalité terrible, explique-t-il. Au bout d’un moment, les gens apprennent à cohabiter. » Selon l’auteur du Retour de la bicyclette (La Découverte, 2014), l’affaire dépasse les clichés culturels : bien que possiblement influencés par l’Allemagne, les cyclistes strasbourgeois se montraient indisciplinés avant que leur ville n’aménage ses rues pour eux.

La cohabitation de plusieurs modes de transport suppose l’ajustement mutuel des conduites. « Apprendre à faire attention aux autres n’est pas spontané. Il faut des accrochages, de la gêne, du trouble pour devenir raisonnable », ajoute l’universitaire, qui prophétise : « Dans dix ou quinze ans, nous ferons comme les Hollandais. »

Marge de progrès sur les aménagements

En attendant, il va bien falloir que piétons, cyclistes, cyclomotoristes, « trottinettistes » et automobilistes apprennent à vivre ensemble. L’ennui est que l’essentiel des recherches et des discours tourne autour des équipements, très peu autour des comportements. Certes, la rareté de l’espace, dévolu majoritairement à la circulation automobile, l’inadaptation, voire la dangerosité, de certaines voies cyclables, l’exiguïté de carrefours conçus avant le déferlement cycliste nourrissent le sentiment d’insécurité, alimentent les conflits et encouragent la transgression des règles.

La suppression des carrefours dotés de feu est une politique largement avancée aux Pays-Bas

La marge de progrès sur les aménagements reste immense. Il faudra sans doute du temps pour l’admettre, une cohabitation plus sereine passe par une harmonisation de la vitesse des uns et des autres. Alors que la vitesse moyenne actuelle des automobiles ne dépasse pas 13,9 km/h à Paris, imaginer une limitation générale à 30, voire à 20 à l’heure dans certaines zones, comme au Danemark, ne relève plus de l’hérésie. L’une des raisons pour lesquelles les cyclistes brûlent les feux rouges réside dans la pénibilité de redémarrages répétés. Des feux coordonnés en fonction de la vitesse des vélos et non plus des voitures allègent ce problème dans certaines villes étrangères. La suppression pure et simple des carrefours dotés de feu est une politique largement avancée aux Pays-Bas. Déjà, en France, des villes comme Bordeaux et Grenoble les éliminent par centaines.

Combiner éducation et sanction

Reste le plus difficile et le plus déficient en France : une combinaison d’éducation et de sanction. « A l’étranger, les contrôles policiers visent tous les usagers ; en France, ils ciblent un seul mode de transport et alimentent le sentiment de discrimination », fait remarquer Sébastien Marrec, doctorant en aménagement et urbanisme à l’université Rennes-II. Quant à l’apprentissage scolaire du « savoir rouler à vélo », il est balbutiant.

Mais le véritable salut du vélo en ville passe sans doute par l’arrivée massive des femmes. Partout, leur place grandit à mesure que la bicyclette se répand : 40 % à Paris ; 50 % à Strasbourg, une majorité à Copenhague. Plus prudentes, moins agressives, moins attirées par le risque, les conductrices ont contribué autrefois à pacifier les routes (16 % seulement des auteurs présumés d’accidents de la route mortels sont des femmes). Plus elles se mettront au vélo, plus les hommes deviendront raisonnables. Plus vite la révolution cycliste sortira de son stade infantile.



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