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samedi 10 octobre 2020

Clovis Maillet : «Au Moyen Age, être assignée femme et devenir un homme est un très bon modèle de sainteté

Par Florian Bardou, Recueilli par — 

Dessin Benjamin Tejero

Dans son ouvrage, l’historien médiéviste retrace les figures transgenres chez les saint·e·s depuis les débuts du christianisme. Une hagiographie qui éclaire les débats contemporains autour du genre, même si les «catégories» du passé diffèrent de celles d’aujourd’hui.

Clovis Maillet

Quand la pucelle n’enivre pas les fachos, si prompts à invoquer une figure tutélaire pour justifier leurs désirs xénophobes de bouter hors de France de prétendus envahisseurs, sainte Jeanne (depuis 1920 en tout cas) a aussi la cot(t)e (de mailles) auprès des queers. L’héroïne malheureuse de la guerre de Cent Ans, condamnée au bûcher en 1431 au terme d’un procès en hérésie, est de plus en plus revendiquée comme «guerrière transgenre» du panthéon LGBT occidental. Une réappropriation contre-culturelle critiquée en retour pour son anachronisme. Mais voir en Jeanne d’Arc une personne hors des clous binaires du genre n’est-il qu’un pur fantasme identitaire contemporain ? C’est se voiler la face que de ne pas noter la «question de genre» posé par le cas exceptionnel de la jeune fille vierge aimant porter l’habit masculin - et pas seulement pour «échapper au viol» -, soutient l’historien médiéviste Clovis Maillet dans un premier livre stimulant, les Genres fluides, une «archéologie des transidentités» au Moyen Age. A cette occasion, et sans résoudre l’«énigme» autour de l’identité de Jeanne d’Arc, ce spécialiste de l’hagiographie propose d’explorer les récits de saint·e·s transgenres depuis les premiers temps du christianisme. Des travaux préliminaires qui appellent d’autres recherches et d’infinies discussions.

Peut-on affirmer que Jeanne d’Arc était une personne trans ?

Il est impossible de plaquer sur ce personnage médiéval toutes les identités d’aujourd’hui. Cependant, tout un dispositif doctrinal complexe a été mis en place pour essayer de ne pas voir les nombreuses questions de genre qu’elle pose. Dans le monde anglophone, des militants queer se sont depuis très longtemps approprié son cas, jusqu’à l’inclure dans l’histoire queer. En France, la figure de Jeanne d’Arc a été construite différemment. Au XIXe siècle, elle a d’abord été une héroïne anticléricale puisqu’on considérait que c’était l’Eglise qui l’avait envoyée au bûcher. En réaction, l’Eglise en a fait une sainte au début du XXe siècle. Or, cette tension a évacué ce qui était devant les yeux de tout le monde, à savoir son identité de genre.

Qu’en sait-on aujourd’hui ?

L’idée que Jeanne d’Arc était une jeune fille vient pour beaucoup de Michelet. Pour lui, c’était une femme qui portait un habit masculin comme si c’était un garde du corps. Toutefois, les quelques témoignages du XVsiècle que l’on a sur elle, ce qui est rare pour quelqu’un de sa condition, font une description physique très précise. On sait ainsi qu’elle mesurait à peu près 1,60 mètre, qu’elle avait les cheveux bruns, une tache sur le cou, qu’elle n’était pas très jolie et qu’elle était très forte, capable de porter un écu [un bouclier], une lance et de se battre. On sait ensuite qu’elle n’avait pas ses règles, qu’elle s’appelait Jeannette et qu’elle a toujours dit qu’elle était pucelle. Ici, il ne s’agit pas seulement de sexualité, mais d’un statut social, celui de jeune fille non mariée. Quand les gens la voyaient, ils se demandaient si c’était un homme ou une femme et si c’était véritablement une jeune fille. Quand on lui posait la question, elle disait qu’elle aimait mieux l’habit masculin qu’elle portait pour l’armée ou monter à cheval, mais aussi en civil, voire en «garçon élégant», selon certaines sources. C’est ce qu’on lui reproche aussi, cet habit très recherché. Jeanne d’Arc est donc une énigme du point de vue du genre qu’il est difficile de réduire à des appellations contemporaines.

En quoi consiste l’histoire des transidentités au Moyen Age ?

J’ai fait ma thèse sur la Légende dorée de Jacques de Voragine, une compilation de 178 vies de saints. Dans ce best-seller du Moyen Age, quatre vies étaient connues par les historiens byzantinistes comme celles de «saintes travesties». Il y a par exemple, la vie de Marin-Marine, écrite au IVe siècle. Assigné fille à la naissance, ce personnage entre dans les ordres via son père veuf qui l’habille en garçon. Quand son père meurt, Marin reste sous cette identité. Plus tard, il est accusé d’avoir couché avec une femme avec qui il a eu un enfant. Il ne dément pas sa paternité, garde l’enfant et l’élève seul à la porte du monastère d’où il est chassé. Une fois l’enfant grandi, frère Marin est pardonné et réintégré dans son monastère. Le jour de sa mort, on raconte que les frères ont découvert son sexe assigné à la naissance lors de sa toilette funéraire. Marin est alors appelé Marine avant d’être canonisé : un culte lui est rendu à Bithynie. Cet épisode change le regard que nous portons sur l’histoire des transidentités : la période médiévale peut nous aider à penser les débats contemporains tout en travaillant avec des catégories du passé qui diffèrent de celles d’aujourd’hui.

Qui étaient les saint·e·s trans que vous avez recensé·e·s ?

Dans mon livre, j’essaye de faire la liste de ces 36 ou 37 personnages assez bien attestés. Certains sont purement fictifs, d’autres ont existé.

Naître assignée femme et devenir un homme était un très bon modèle de sainteté. Voilà pourquoi les saint·e·s trans étaient nombreux. Prenons le cas de Matrôna-Babylas, au début du VIe siècle, à Pergé (actuelle Turquie). C’était une femme mariée, très pieuse, mais empêchée de pleinement se consacrer à sa dévotion par son époux. Elle décide donc de le quitter et se fait moine sous le nom de frère Babylas. Comme à Byzance, les hommes ont de la barbe, Babylas passe pour un eunuque imberbe. Après quelques années, l’abbé qui trouve ce frère très exemplaire devine son secret et l’envoie fonder un monastère féminin dans lequel on porte un habit masculin. On l’appelle alors Matrônès en souvenir de cette fondatrice. Cette histoire atteste de la possibilité de changer de genre de manière temporaire. Une personne née femme pouvait être acceptée dans des monastères masculins. Ce n’est pas que de la littérature.

Comment repère-t-on les éléments de transition de genre au Moyen Age ?

Par le fait qu’une autorité extérieure valide cette transition. Il s’agit parfois du père, parfois d’un abbé. En tout cas, quelqu’un qui va dire que cette voie-là est légitime, l’équivalent aujourd’hui de la reconnaissance légale. C’est le cas dans le Roman de Silence, un récit littéraire du XVIe siècle, où le héros / héroïne, le chevalier Silence, change plusieurs fois de genre. La première fois, sur la décision de ses parents, l’enfant né fille est déclaré garçon à la naissance pour qu’il ne soit pas privé d’héritage. Puis, sous l’autorité du roi, le chevalier redevient une jeune fille à la peau pâle après avoir plongé dans un bain.

Il y a aussi la transition vestimentaire, la chose la plus visible et la plus commentée dans les sources. Au Moyen Age, l’habit fait le moine. Porter un vêtement d’homme pouvait permettre d’en devenir un : on considérait qu’il devait y avoir une adéquation totale entre son apparence et son être intérieur, autant d’un point de vue du genre que du statut social. Aucun jeu n’était possible sauf le jour du carnaval ou lors d’un voyage où l’on tolérait qu’une femme porte un vêtement d’homme.

Quelles étaient les catégories de genre à l’époque médiévale ?

Dans l’Occident et l’Orient chrétiens, il n’existait pas toujours une distinction entre sexe et genre. Selon certains historiens, il n’y avait que du sexe et pas de genre. Mais d’autres disent qu’il n’y avait que du genre puisque l’important, c’était la manière dont on allait faire la démonstration en société de ce que l’on est. Ce genre social était binaire, on pouvait être un homme ou une femme, et il était hiérarchisé : le masculin était toujours supérieur au féminin. Par ailleurs, la morale se posait aussi en termes de genre : on considérait qu’une personne s’élevait ou s’abaissait moralement en fonction des qualités masculines ou féminines que l’on repérait chez elle. Si un homme se comportait mal, on disait de lui qu’il était féminin. On considérait aussi que toutes celles et ceux qui avaient de l’appétit sexuel étaient féminins, la chasteté étant une vertu masculine. Enfin, les médecins reconnaissaient trois sexes : les hommes, les femmes et les «hermaphrodites». Du point de vue du droit, ces derniers, que l’on dirait intersexes aujourd’hui, avaient un statut juridique en soi. Les médecins étaient alors chargés de dire si une personne était plus féminine ou plus masculine.

Y avait-il une marge de manœuvre et d’interprétation qui rendait possible l’existence des vies trans ?

Oui, mais à des conditions très spécifiques. Notamment, l’abstinence sexuelle. La grande ligne de partage médiévale était plutôt de savoir si une personne était abstinente ou si elle avait une sexualité, plutôt que de savoir s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Dans le champ des abstinents, il y avait une élite sociale à haut degré moral où il pouvait y avoir une certaine fluidité de genre. En particulier au Ier siècle, qui est sans doute le moment où cette fluidité a été le plus valorisée et la plus possible.

Comme au XIIsiècle, dites-vous…

Pour une raison précise : au XIIe siècle, avec l’institutionnalisation du mariage, l’Occident se partage entre abstinents et personnes sexuées, entre ceux qui se marient et ceux qui ne se marient pas. Ceux qui se marient doivent se conformer à des normes de genre très précises : ce sont des hommes qui épousent des femmes. Il n’y a pas beaucoup d’autres possibilités pour sortir de sa condition, hormis le veuvage. Mais parmi les abstinents, qui sont les clercs ou les moines et les moniales, on retrouve un investissement symbolique de cet imaginaire de la fluidité de genre qui existait aux premiers temps du christianisme. Un exemple intéressant est celui de Hildegonde-Joseph. Son histoire se passe au XIIe siècle dans le Saint-Empire romain germanique. On sait que ce religieux, assigné femme à la naissance, a été habillé en garçon par son père puis, devenu orphelin, garde cette identité pour entrer dans un monastère cistercien masculin alors qu’il aurait pu aller dans un monastère de femmes. Connu sous le nom de frère Joseph, ce «joli garçon» qui aurait voyagé seul de la Palestine jusqu’en Allemagne, a, jusqu’à sa mort, toujours omis de mentionner son sexe assigné à la naissance. Il ne fut découvert que post-mortem à la stupéfaction générale. On ne l’appelle Hildegonde qu’après son décès. Ce frère trans ne sera jamais canonisé.

Qu’en est-il des femmes trans à cette même période ?

C’est l’un des grands enjeux de la recherche actuelle car beaucoup de cas ont disparu des archives et l’on a moins de recul historique que pour des hommes trans. Néanmoins, on a un cas bien connu dans les études LGBT médiévales : celui de John-Eleanor Rykener, au XIVe siècle, à Londres. On sait que c’est une personne qui se prostituait et qui a été arrêté·e pour savoir si elle n’avait pas de relations illicites. Eleanor a alors dit qu’elle s’habillait en femme quand elle avait des relations avec des hommes et inversement. Elle sera relâchée. Enfin, il y a un cas que j’ai rencontré récemment dans les Cent Nouvelles nouvelles, l’équivalent français du Décaméron de Boccace. C’est l’histoire fictive d’un Ecossais, devenu lavandière et reconnu comme une femme à Rome. Cette femme trans est très réputée dans son métier. Elle est acceptée dans des milieux non mixtes et invitée à dormir avec les filles et femmes des maisons où elle faisait la lessive. Une jeune fille, qui a couché avec elle, l’accuse un jour d’être «un homme». Sa fin est tragique : elle est humiliée et déshabillée sur la place publique devant toute la ville.

Photo DR


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