Confrontées à la décision du ministère de la santé de renforcer les conditions d’accès dans les établissements médico-sociaux, de nombreuses familles expriment leur incompréhension, voire leur rébellion.
La moitié de sa vie, Pierre l’a passée au milieu d’une forêt. Une échappée belle au Champ-de-Mars pour voir les feuilles des platanes chamarrées par l’automne serait son plus grand rêve. Mais la maison de retraite où il réside, dans le 15e arrondissement de Paris, interdit à ses pensionnaires toute sortie depuis le 24 août.
« Mon père a 91 ans. Il risque de se retrouver en chaise roulante s’il ne marche plus, proteste Jeanne, la fille de Pierre (les prénoms ont été modifiés). En sortant au parc, il ne prendrait pas plus de risque d’être contaminé qu’en restant au contact des autres résidents. Mais je me heurte à un mur. Le directeur ne veut rien entendre. »
Indignée par cette « privation de liberté », Jeanne est allée, le 16 septembre, déposer un cercueil vide devant le ministère de la santé, avec quelques fils et filles de résidents en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), qui militent au sein de Favicovid, l’association des familles des victimes du Covid-19. « Nous avons voulu frapper les esprits, explique Philippe Prince-Demartini, fondateur du collectif. Après le confinement, qui a été catastrophique pour nos aînés, ils ne supporteraient pas d’être de nouveau isolés et enfermés. »
« Non, on ne reconfine pas les Ehpad », avait tranché Jean Castex, le 24 septembre sur France 2. Mais le ministère de la santé a diffusé, jeudi 1er octobre, un nouveau « plan de lutte contre l’épidémie dans les établissements médico-sociaux », qui recommande « fortement » de « réactiver les visites sur rendez-vous » et « la limitation des sorties individuelles ». Un rehaussement des restrictions qui répond à l’accélération de la circulation du virus. L’agence de sécurité sanitaire Santé publique France (SpF) recensait 245 clusters actifs en Ehpad le 1er octobre contre 178 le 24 septembre. Depuis le 6 septembre, des décès sont de nouveau imputés au Covid-19. Le bilan s’élève à 264 morts dans ces établissements sur ce seul mois.
Infirmières « insultées »
Le principe des visites sur rendez-vous – déjà en vigueur du 20 avril au 22 juin – est approuvé par la majorité des directeurs d’Ehpad. « C’est la bonne solution », estime Séverine Laboue, directrice du groupement hospitalier Loos-Haubourdin (Nord). Cela permet, selon eux, d’éviter la concentration de population dans les lieux, de bien surveiller le respect des gestes barrières, des visiteurs, de repérer plus facilement les surfaces à désinfecter après chaque visite. « Dans la véranda, quand toutes les familles venaient librement, il était difficile ces derniers temps de trouver une place », confie Jeanine Vieilledent, résidente aux Magnolias, un des Ehpad gérés par Mme Laboue. « Les visites sur rendez-vous sont une bonne mesure de précaution pour nous », approuve l’ancienne institutrice de 98 ans.
Pour le docteur Pascal Meyvaert, les visites programmées sont un antidote à l’indiscipline de nombre de familles, réfractaires aux gestes barrières. A l’Ehpad Le Manoir à Gerstheim (Bas-Rhin), « sur une quarantaine de familles, une seule respectait entièrement les gestes barrières dans les chambres », rapporte le praticien, vice-président de la Fédération française des associations de médecins coordonnateurs en Ehpad. Les infirmières ont essuyé « des insultes de la part de familles qui ne toléraient pas les rappels à l’ordre. Ces comportements irresponsables ont contraint à revenir aux visites encadrées et étroitement surveillées par le personnel », se justifie-t-il.
Avant le plan de lutte contre l’épidémie du 1er octobre, le ministère avait, dans un protocole paru le 11 août, déjà recommandé « la réactivation des visites sur rendez-vous », « en fonction de la situation ». La plupart des agences régionales de santé (ARS) ont depuis cette date appliqué la consigne dans les territoires touchés par des clusters avant de l’étendre aux « zones d’alerte renforcée ».
Protocoles « flous »
« Le retour aux visites encadrées est la plus mauvaise des solutions », estime Claudette Brialix, présidente de la Fédération nationale des associations et amis de personnes âgées et de leurs familles (Fnapaef). « En modifiant l’accessibilité des établissements, on risque de limiter la fréquence des visites », s’inquiète-t-elle.
Les familles redoutent « une nouvelle dépossession de la relation avec leurs proches », analyse Pascal Le Bihanic, administrateur à la Fnapaef. Preuve de cette appréhension : « Le très grand nombre de courriers que nous recevons… ces temps-ci », observe-t-il « Je suis désemparée, confie ainsi dans un mail à la Fnapaef une habitante de l’Ardèche. Depuis le 24 septembre, les visites sont sur rendez-vous, d’un quart d’heure, uniquement de 13 h 30 à 16 h 30 hors des chambres, et les visites au jardin jusqu’à 18 heures ont été supprimées. »
Nombre de proches de résidents s’étonnent des règles différentes d’un établissement à l’autre. « A quelques kilomètres de distance, un Ehpad autorise les visites de 13 h 30 à 18 heures tous les jours même le week-end, y compris dans les chambres. L’autre établissement tout près impose de prendre rendez-vous et ne reçoit qu’en semaine », s’indigne une habitante du Loiret. Les pratiques divergent parfois au sein d’une même ville. « Le flou des protocoles du ministère explique le bazar dans les Ehpad !, regrette Lucien Legay, vice-président de la Fnapaef. Les gens ne s’y retrouvent plus. »
Dans la capitale, les Ehpad du groupe Korian ont interdit depuis l’été les sorties individuelles des résidents comme dans tous les territoires « situés à moins de 30 kilomètres d’un cluster ». A l’inverse, la Ville de Paris, qui gère quinze maisons de retraite, refuse de prôner « l’impossibilité » des sorties. « Les mesures d’encadrement sont un moindre mal pour éviter la circulation du virus, admet Véronique Levieux, adjointe chargée des seniors. Mais nous veillons à les mettre en œuvre de la façon la plus souple possible pour les familles. »
« Fini l’intimité de nos échanges »
Mais le sujet qui suscite le plus grand mécontentement est l’interdiction des visites en chambre, qui va de pair avec les mesures de restriction. « M’interdire de voir ma mère dans sa chambre est ridicule ! », s’indigne Camille, dont la mère vit dans un Ehpad municipal des Hauts-de-Seine. « Fini l’intimité de nos échanges, regrette-t-elle, nous devons nous retrouver dans le hall. Pourquoi ne pas adapter les mesures de protection en fonction de l’état de chaque personne ? Ma mère a toute sa tête. C’est évident qu’elle et moi garderions le masque si je pouvais aller la voir dans sa chambre. »
Président du réseau France Alzheimer, Joël Jaouen constate aussi les effets collatéraux du régime « restrictif » des visites qui entraîne des « situations dramatiques ». Les résidents et leurs proches peuvent en principe saisir le conseil de vie sociale (CVS) pour faire remonter leurs doléances à la direction dans chaque Ehpad. Mais « trop souvent, les présidents de CVS sont les directeurs d’Ehpad. Du coup, les dés sont pipés, déplore-t-il. Il faudrait que des représentants de résidents extérieurs à l’établissement siègent au CVS, suggère-t-il, pour garantir l’objectivité de ces instances. »
Certaines ARS encouragent les médiations entre les Ehpad et les familles. C’est le cas en Nouvelle-Aquitaine, où les bénévoles du réseau France Alzheimer sont sollicités par l’agence pour désamorcer les conflits au sein des établissements entre direction et pensionnaires. « Les familles sont traumatisées par la première vague de l’épidémie, nous devons appliquer les nouvelles règles avec tact et mesure », insiste Saïd Acef, directeur délégué à l’autonomie au sein de l’agence.
Interpellée par les collectifs des familles, destinataire de plaintes, Brigitte Bourguignon, ministre déléguée à l’autonomie, a réuni un séminaire le 24 septembre sur « la liberté d’aller et venir dans les Ehpad » dans le contexte épidémique.
Le plan de lutte contre l’épidémie du 1er octobre tient compte de ces travaux. Le document indique que « les plages horaires de rendez-vous doivent être suffisamment étendues pour rendre possibles les visites des proches qui travaillent, y compris le week-end ». Toute mesure prise par un établissement, rappelle-t-il, « doit systématiquement donner lieu à une consultation du CVS ». Autant de gages pour tenter de désamorcer la hantise des familles de voir les portes des Ehpad se refermer une nouvelle fois.
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