Après la polémique sur la « tenue républicaine » voulue par Jean-Michel Blanquer, l’historienne Christine Bard rappelle que l’émancipation des femmes s’est jouée sur la modification des dosages entre les trois fonctions traditionnelles du vêtement : parure, pudeur et protection.
Spécialiste de l’histoire des femmes, Christine Bard a notamment écrit Ce que soulève la jupe. Identités, transgressions, résistances (Autrement, 2010) et Une histoire politique du pantalon (Le Seuil, 2010). Après la polémique suscitée par les propos du ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, sur la « tenue républicaine » demandée aux lycéennes, elle revient sur la récurrence historique des controverses à propos du vêtement féminin.
Quel regard portez-vous sur le débat autour des propos de Jean-Michel Blanquer sur la nécessité pour les élèves de porter une « tenue républicaine » ?
La République, c’est d’abord la liberté et l’égalité. Or la formule du ministre de l’éducation nationale équivaut à limiter la liberté vestimentaire des jeunes filles dans un geste inégalitaire, puisque ces polémiques ne visent que les jeunes filles. L’historienne que je suis observe la récurrence des controverses à propos du vêtement féminin. Elles n’en finissent pas. Trop courte, la minijupe fait problème, trop longue aussi, car elle serait devenue un signe religieux ostentatoire. Il y a quelques semaines, on s’inquiétait des risques sociaux de la mode non genrée… Le vêtement met en tension permanente trois fonctions traditionnelles : la parure, la pudeur et la protection. L’émancipation des femmes s’est jouée sur la modification des dosages entre ces trois fonctions.
Pour les femmes, l’émancipation par le vêtement a d’abord consisté à libérer le mouvement, avant de pouvoir revendiquer la possibilité d’érotiser son corps…
« Ces jeunes filles qui revendiquent le droit à une certaine érotisation de leur corps sont les actrices d’une révolution féministe et d’une révolution sexuelle qui ne sont pas terminées »
Exactement, il n’y a pas un seul langage vestimentaire pour l’émancipation, cette pluralité est intéressante. Dans l’histoire récente, l’émancipation est passée par une certaine neutralisation des apparences (perçue comme une masculinisation). Dans les années 1960, la minijupe et le pantalon sont devenus les deux vêtements emblématiques de la libération des femmes, ce qui nous montre que les vêtements n’ont que le sens que nous voulons bien leur donner. L’important, c’est la libre disposition de soi. Ces jeunes filles qui revendiquent le droit à une certaine érotisation de leur corps sont les actrices d’une révolution féministe et d’une révolution sexuelle qui ne sont pas terminées, comme le montre cette polémique.
On pense forcément au débat sur le voile à l’école. Que faites-vous de cette double injonction contradictoire faite aux jeunes filles ?
Elle est sexiste parce qu’elle ne s’adresse qu’aux jeunes filles. Le voilé, la pudeur, la modestie d’un côté ; le dévoilé, l’audace, la parure, l’érotisation des apparences de l’autre. Cette dialectique anime toute l’histoire du vêtement féminin. J’aurais tendance à désenclaver le débat sur le voile musulman pour monter en généralité. Le vêtement a toujours été, dans toutes les sociétés, un outil de contrôle social, et l’on sait le rôle que les religions jouent traditionnellement dans ce contrôle consolidant l’ordre moral et sexuel patriarcal. La sexualisation du corps des jeunes filles, celle qui panique encore, visiblement, c’est tout autant la monstration du corps que son effacement. Voilé ou dévoilé, le corps féminin est coupable. C’est celui de l’Eve tentatrice.
Cette fois, c’est pourtant au nom de la République que l’on demande à des filles de se couvrir…
Effectivement, parce que la morale républicaine s’est forgée en laïcisant la morale religieuse. La République laïque n’a pas abandonné le pouvoir de normer et réguler, de produire du genre aussi, via le vêtement. L’histoire des règlements intérieurs des lycées le montre. Ils veulent façonner des corps à la fois modestes et féminins – avec refus du pantalon, par exemple, jusque dans les années 1960-1970. L’école laïque a été porteuse de progrès en généralisant l’instruction des filles, mais il s’agissait d’abord d’éduquer les futures mères des citoyens.
L’arrière-plan fantasmatique de cette polémique est là, dans la nostalgie d’un passé scolaire où les blouses cachaient – pensait-on – les différences sociales, et où l’école devait façonner le citoyen, un peu comme le service militaire, selon un modèle unique et uniformisant. A partir de 1968, entre contestation politique et triomphe de l’individualisme, les critiques ont fusé contre cette volonté homogénéisatrice, de plus en plus perçue comme liberticide. On a mieux accepté l’idée que l’épanouissement des jeunes passait par le choix de leurs vêtements et même par la tolérance de certaines excentricités, fréquentes à l’adolescence. On a alors admis que la bonne attitude éducative, c’était d’accueillir ces comportements avec bienveillance, dans certaines limites.
Mais faut-il poser ces limites en termes de pudeur ?
Je voudrais d’abord discuter le mot car la pudeur ne devrait concerner que le for intérieur des individus, ou les groupes religieux édictant des normes en la matière, des normes qu’il est d’ailleurs possible d’historiciser et de critiquer, comme le fait Delphine Horvilleur [rabbin et figure du judaïsme libéral] dans son beau livre sur la pudeur [En tenue d’Eve. Féminin, pudeur et judaïsme, Grasset, 2013].
Mais l’invocation de la pudeur est problématique à un niveau collectif, car elle ne renvoie pas à un consensus sur les limites dans une société plurielle. D’ailleurs, prudemment, beaucoup de règlements intérieurs dans les lycées ne mentionnent que l’obligation de tenues « décentes » ou « correctes », sans insister et sans lister des vêtements prohibés. Les problèmes éventuels sont souvent traités dans les établissements par la discussion, au cas par cas. Espérons qu’ils le sont avec délicatesse car il est humiliant d’être stigmatisée pour une minijupe ou un crop top, interprétés comme des signes de disponibilité sexuelle. Il n’y a pas d’accord sur ce que veut « dire » un crop top au lycée. Les adultes projettent leurs fantasmes et leurs paniques morales sur les ados en train de découvrir leur identité et leur sexualité.
Voyez-vous une fonction politique à ces polémiques récurrentes ?
Le désir de limites, de normes, d’interdiction qui s’exprime dans la controverse a bien sûr une dimension politique conservatrice. On peut se demander aussi si ce type de controverse n’a pas d’autres fonctions. Au lieu d’affronter les urgences sanitaires, sociales, on discute de manière un peu routinière, avec un petit côté de déjà-vu, sur la façon dont doivent s’habiller des jeunes filles. C’est fou. Les lycéennes en crop top de 2020 sont aussi, à mon avis, les victimes collatérales d’une angoisse diffuse qui active les désirs autoritaires de contrôle du corps des femmes. Au risque de nous faire régresser collectivement.
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