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A Nice, depuis la fin du confinement en mai, les personnes âgées hésitent à reprendre des activités par peur du virus. Or les risques liés à la sédentarisation sont nombreux.
La vue ne varie pas. La baie vitrée s’ouvre sur la rondeur de la baie des Anges et la couleur reste la même : des nuances de bleu s’entremêlent jusqu’à ne plus parvenir à distinguer la mer et le ciel. Du reste de son logement sur les hauteurs de Nice, Catherine a tout changé. Elle a «remasterisé» son appartement en «ateliers». La salle à manger s’est fait envahir par un coin couture. La terrasse a pris des airs de jardin, la chambre ressemble à une mercerie et le balcon, à un atelier de bijoutier. S’ajoutent les colliers suspendus dans la salle de bains et les tableaux qui ont investi le salon. Catherine s’excuse «pour le fouillis» et fait visiter. C’est ici que la sexagénaire passe la majorité de son temps libre. «Je peins, je couds, je customise, je jardine, relate-t-elle. Au bout d’un moment, à force de flipper à cause du virus, il a fallu réinventer les codes de fonctionnement. La vie n’est pas plus triste, elle est encombrée de réserves qui modifient la relation aux autres.»
A 66 ans, Catherine est une senior active : elle est toujours dentiste à mi-temps. Mais depuis l’arrivée du Covid, elle évite les lieux «où les gens ne portent pas le masque». Catherine ne s’est donc pas réinscrite dans son club nautique, «trop bizarroïde» sur les gestes barrières. Pour elle, les soirées au restaurant «c’est "terminado"», les voyages «c’est zéro», les rencontres amoureuses c’est fini. «Je ne vais pas me présenter avec un masque. Et puis après, on ne peut pas s’embrasser. Ça coupe un petit peu le plaisir et l’envie dans tous les domaines, dit-elle. Tout ce qui est nouveau est figé. Comme rien n’est satisfaisant, on reste chez soi.»
Dans son appartement, Catherine prend du temps pour ses créations, cajole le chat Miou et garde son petit-fils de 5 mois. Elle joue à Candy Crush et écoute des livres audio sur sa tablette. Au grand air, elle fait du vélo. Catherine est le reflet de l’appréhension qui a gagné les seniors. Même après la fin du confinement, des personnes âgées ont continué à limiter leurs sorties et rencontres. Elles ne revenaient qu’à tâtons dans les clubs de sport et de loisirs avant que Nice ne soit classé en alerte renforcée avec à la clé la fermeture des gymnases et salles dédiées à la pratique du sport. En revanche les piscines restent ouvertes.
Le fils de Catherine est à la tête d’une salle d’aquagym dans le centre-ville de Nice. Là, ce n’est pas le bleu de la Méditerranée mais celui du liner des deux piscines. Il a beau rassurer à coups de chlore, de désinfections et de sens de circulation, Jean-Charles a observé «une diminution de l’activité» : «On a eu une baisse de fréquentation. Les personnes âgées sont moins revenues que d’habitude, constate-t-il. Les conséquences du manque d’activité sont importantes : il peut y avoir une dégradation de la condition physique. D’un côté il y a le risque du virus, et de l’autre le besoin de se maintenir en forme.» Jean-Pierre, retraité de 73 ans, a choisi la deuxième option. Assidu, le retraité enfourche deux fois par semaine son aquabike mais «évite les grands rassemblements». Il n’ira plus au concert, dans les festivals et au cinéma.
Un lien vers l’autre
Dans la rue voisine, le cours d’aïkido reste ouvert uniquement pour s’exercer au maniement des armes dans le respect des distances. L’instructeur a pris ses dispositions. Pour une reprise sereine, Bernard Janninelle a écarté «toutes les personnes à risque», notamment les adhérents asthmatiques. C’est donc 40 % des 70 seniors qui ne pratiquent plus pour l’instant. Ils reviendront plus tard, quand la rentrée sera passée et les risques maîtrisés. «Le sport, c’est important pour l’hygiène de vie. Mais c’est aussi un lien vers l’autre, affirme Bernard Janninelle. Ici, on échange, c’est un lieu de convivialité.»
Dans un autre dojo de Nice, la directrice de l’association Gym Dante (dont les cours sont désormais fermés aux adultes), Martine Rallo, ne dispose pas de chiffres précis. Mais des personnes ne sont pas revenues à la rentrée. «Les adhérentes sont très craintives. Au téléphone, elles m’ont dit qu’elles avaient peur.» La saison dernière, jusqu’en février, elle accueillait des groupes d’une quinzaine de personnes «entre 65 et plus de 80 ans». Le gymnase n’était pas assez bien entretenu à leur goût, le message est remonté et la salle a été nettoyée. Mais les nouvelles dispositions n’ont pas rassuré. «Les personnes âgées ont verbalisé leur peur : c’est à cause du Covid, rapporte Martine Rallo. Le problème, c’est que quand elles arrêtent un mois, on voit l’autonomie perdue. Vous imaginez sur six mois ? Et plus ? Et puis on maintient aussi le lien social. Les affinités se font ici : après elles vont au cinéma, au restaurant. Aller au club, c’est la vie.»
Ce que confirment des médecins. «Un événement comme une crise sanitaire aiguë qui prend un caractère chronique est une catastrophe pour les personnes âgées. Pour les personnes en perte d’autonomie, l’enfermement aggrave la situation, souligne Pascal Hamdi, psychiatre et gériatre au centre hospitalier de Cannes. Les gens pensent qu’en étant confinés, ils se prémunissent, se préservent et évitent le risque létal. Mais c’est en étant confiné qu’on développe la malnutrition, la déshydratation, la phlébite, la dépendance… Le risque vient de cet enfermement.» Sans aller jusqu’à parler de syndrome de glissement généralisé, Pascal Hamdi a relevé chez ses patients «plutôt des peurs, de l’anxiété, de l’insomnie qui renvoient au questionnement de ce que l’on va devenir». Plus on reste chez soi, plus on se renferme. Les angoisses sont exacerbées par la télévision, les réseaux sociaux et les appels téléphoniques, seules ouvertures sur l’extérieur et véritables loupes sur les dangers.
«J’ai disjoncté»
S’il y a une association qui porte bien son nom, c’est l’amicale des Joyeux Retraités. Ici, il n’est pas forcément question de sport. Au sous-sol d’un bel immeuble niçois, c’est thé dansant le week-end, jeux, gym et country les après-midi. Et il y a les événements spéciaux : l’élection du «couple de l’année» à la Saint-Valentin, la tombola de Pâques et la fête des grands-mères. Des activités «sept jours sur sept» gérées par la présidente, Martine Dubus. Mais la reprise de l’épidémie de Covid vient de nouveau de contraindre l’association à cesser ses activités pour une durée indéterminée. Pendant le confinement, Martine avait téléphoné à ses 300 adhérents pour prendre de leurs nouvelles : «J’ai appelé 30 personnes par semaine, raconte-t-elle. Et je souhaitais les anniversaires.» Quand elle a voulu rouvrir son club, la deuxième semaine de septembre, c’est tout naturellement qu’elle a encore décroché son combiné. La présidente a proposé une journée de jeux pour la réouverture : tarot, Scrabble et Pyramide. «Ils m’ont tous répondu : "On ne vient pas." La moyenne d’âge de ces activités, c’est 80 ans. Ils m’ont expliqué qu’ils ne voulaient pas prendre les transports en commun ni porter le masque tout l’après-midi.»
«Condamnés à sortir»
La rentrée, qui aura été pour le moins brève cette année pour l’association, s’est limitée à quelques activités, dont de la danse country. Des adhérents sont venus. «A rester enfermée, j’ai disjoncté. Je ne me sentais pas bien, j’ai composé le numéro d’urgence de la mairie. Le fait d’être dans un petit deux-pièces, je l’ai très mal vécu, relate Françoise, l’une des participantes. Je connais une dame qui a même arrêté de manger. Quand on vieillit, on a quand même besoin de bouger.» C’est Eliane, 73 ans, qui ce jour-là résume la pensée de la troupe de danseurs : «La psychose, la télé, les livres, le jardinage, ça va bien un moment. Mais les sorties, c’est ce qui tient le moral. C’est le plus important maintenant que l’on ne travaille plus, explique-t-elle. Ne plus voir personne, ce serait une horreur : le début de la fin. Déjà que la vieillesse est un petit naufrage… J’ai du mal à motiver les personnes autour de moi parce qu’elles ont peur. On ne peut pas forcer quelqu’un à sortir : imaginez s’il lui arrive quelque chose après.»
Début septembre, Pascal Hamdi a reçu en consultation l’une de ses patientes, qui quittait son domicile pour la première fois depuis le confinement. «C’est une personne âgée. Elle m’a expliqué avoir fait cet effort incommensurable dans l’unique but de me voir, raconte le psychiatre. Elle me disait : "Je ne sors pas, je n’ai pas confiance. Les gens ne respectent pas les gestes barrières, j’ai peur."» Pascal Hamdi lui a conseillé de s’occuper d’elle et de recommencer ses sorties.
«Je pense qu’on est condamnés à sortir parce qu’il faut vivre, affirme le psychiatre. Les personnes âgées ont cette abnégation qu’on n’a qu’une vie et qu’il faut la vivre. On ne doit pas entretenir la peur chez les gens : les personnes en bonne santé peuvent sortir, avec les gestes barrières et les masques qui sont de vrais barrages au virus.»
Retour sur les hauteurs de Nice. Au milieu du salon de Catherine, dos au canapé, une longue-vue est posée sur son trépied. C’est le premier cadeau que la Niçoise a reçu lors son aménagement dans cet appartement en 2008. A ses heures perdues, Catherine observe les allées et venues des ferrys qui sortent du port ou des voiliers qui naviguent au large. Elle dit : «Je regarde ce qui se passe sur la mer à défaut de pouvoir y aller.»
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