Plus que d’ordinaire encore, celles et ceux qui s’occupent de personnes en situation de dépendance se sont épuisés durant le confinement.
Il y aurait huit à dix millions d’aidants en France, selon le gouvernement. Autant de personnes qui soutiennent régulièrement un proche dont l’autonomie est diminuée par une maladie, un handicap ou l’âge. Un père malade d’Alzheimer, une épouse diagnostiquée Parkinson, un enfant paraplégique, une sœur souffrant de troubles bipolaires, une voisine ayant un cancer du sein. Déjà important, leur nombre est amené à croître au gré d’un vieillissement de la population qui dope la fréquence des pathologies neurodégénératives.
« Nous sommes tous des aidants ou aidés en puissance », résume le docteur Hélène Rossinot dans son livre Aidants, ces invisibles (Editions de l’observatoire, 2019).
L’aidance recouvre une grande diversité de situations et vécus. Des ados redoublent d’efforts pour soulager une mère malade au détriment de leurs révisions, tandis qu’à l’autre bout de l’échelle des âges, des octogénaires ont « repris » chez eux un fils handicapé par un accident. Pour les uns, l’aide est continue, surtout quand ils soutiennent plusieurs proches (quatre salariés aidants sur dix s’occupent en effet d’au moins deux personnes dépendantes, selon le baromètre « Aider et travailler » 2020).
Pour d’autres, il faut jongler avec le travail. Certains vivent avec la personne dépendante quand d’autres viennent le plus souvent possible, voire passent leur temps au téléphone à gérer différents problèmes dans le cas, peu médiatisé, des « aidants longue distance ». Certains sont seuls pour affronter la situation, d’autres peuvent compter sur des personnes relais entourant le proche.
Quotidien bouleversé
Le point commun entre tous ces aidants est toutefois d’avoir vu leur quotidien brutalement ou progressivement mis sens dessus dessous par la dépendance. Avec des sacrifices à la pelle, souvent tus et difficilement mesurables, tant sur les plans financier, professionnel, médical, social, conjugal. Leurs effets ravageurs ne se font généralement pas attendre longtemps.
Inlassablement, les enquêtes sur les aidants font état de renoncement aux soins, d’isolement, de dégradation de la santé physique et mentale. « Parmi les jeunes aidants, 70 % rapportent des troubles anxio-dépressifs », explique par exemple Françoise Ellien, présidente de l’Association nationale jeunes aidants ensemble (Jade).
C’est le nombre de jeunes aidants en France, selon l’estimation de l’association Jade : des moins de 18 ans qui aident un membre de leur foyer non entièrement autonome. « Dans 60 % des cas, le jeune s’occupe d’une mère atteinte d’une pathologie grave, souvent un cancer, et la plupart du temps au sein d’une famille monoparentale », détaille Françoise Ellien, qui préside l’association. « Notre grande bataille pour 2021 est que soit mise en place la sensibilisation du personnel de l’éducation nationale – enseignants, médecins scolaires, infirmiers, etc. – promise par le gouvernement dans le cadre du plan pour les aidants en 2019. »
Inlassablement aussi, les aidants content la solitude qui s’est abattue sur eux à l’annonce de la maladie, l’absence de prise en charge globale de leur nouvelle situation et de reconnaissance de leur rôle par le corps médical. « Quand la neurologue vous apprend que votre papa a la maladie d’Alzheimer, vous vous retrouvez à vous débrouiller seule. Au diagnostic, il n’y a rien pour l’aidant », se souvient Cécile, 55 ans. « Il faut chercher, se bouger, c’est le parcours du combattant. J’ai eu la chance de faire des rencontres providentielles, mais il faudrait une personne pour nous accompagner dès le début et qu’on ne nous lâche pas ensuite. »
Charge mentale
Inlassablement enfin, ils décrivent un épuisement, doublé d’un sentiment de culpabilité chaque fois qu’il faut laisser à d’autres le soin de s’occuper du proche quelques heures ou jours, voire plus. Et une peur de l’avenir, alimentée, souvent, par une absence de confiance dans l’accueil ou l’accompagnement dont bénéficiera la personne le jour où l’aidant ne pourra plus s’en occuper.
« Ce sentiment d’être le dernier rempart constitue une charge mentale très forte », souligne l’Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques (Unafam). Lourde conscience de ses responsabilités qui, dans les témoignages, se traduit généralement par un « je n’ai même pas le droit de craquer » – qui s’occuperait alors de l’enfant, du conjoint, du parent ?
La question taraude Meriem-Elene, 57 ans. Elle-même handicapée par une douloureuse maladie génétique, s’occupe à plein temps de son fils de 17 ans, trisomique et autiste, « un très beau gamin, un peu le sosie de Bruce Lee », mais qui ne peut rien faire seul ou presque. Cette quinquagénaire au punch communicatif se livre entre deux plaisanteries. « Je n’en peux plus. Je n’ai pas le droit de parler de suicide, je suis croyante. Mais je suis K.-O. Sauf que chez nous, dans ma famille, on ne place personne, ni les personnes âgées, ni les personnes handicapées. »
Pas question, pour autant, de se laisser aller. « Ça fait longtemps que je ne suis pas allée chez le coiffeur mais j’ai de la chance, j’ai peu de cheveux blancs, je rafistole ma coiffure moi-même. Et je continue à faire des blagues au quotidien. Imaginez si mon compagnon se disait que je suis vieille et handicapée et partait… »
Solitude et sacrifices
« On vit dans la solitude, peu de personnes veulent encore venir à la maison, pour moi qui aime tant recevoir, c’est difficile », témoigne-t-elle encore. « On ne sort pas beaucoup, non plus, je fais les courses avec mon fils tôt le matin pour échapper aux foules. Et on évite les restaurants : il peut se jeter sur l’assiette du voisin… Après, c’est la honte. Je rembourse le plat, bien sûr, mais on se fait facilement insulter. »
Pour les proches de personnes souffrant de troubles psychiques, c’est en effet la double peine, déplore Marie-Jeanne Richard, présidente de l’Unafam. « Aux difficultés de tous les aidants s’ajoute la chape de plomb de la stigmatisation des maladies psychiques que sont la dépression sévère, la schizophrénie, la bipolarité, etc. »
Les femmes sont davantage susceptibles de faire des sacrifices pour aider un proche. La majorité des aidants des seniors vivant à domicile sont des femmes (59,5 %), précise la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees). Des femmes que Célia Abita, fondatrice de la Maison Daélia, un centre d’accueil à la journée non médicalisé pour personne âgées et vulnérables à Paris, surnomme ses « héroïnes de 60 ans » : « Tout en travaillant, elles s’occupent de leurs deux parents fragilisés et de leurs enfants. Elles arrivent dans mon bureau le midi avec un sandwich et s’effondrent. »
Et au sein même de la famille, le tiraillement entre les diverses responsabilités des aidants pèse. Cécile se souvient que, quand ses deux parents ont perdu leur autonomie, à un an d’intervalle, ses enfants traversaient des périodes clés, l’un en prépa, l’autre en médecine, l’année du concours. « Ils m’ont souvent reproché d’en avoir fait trop pour mes parents, c’est dur. »
L’épreuve du confinement
A ces difficultés dont témoignent régulièrement les aidants s’est superposée, brutalement, la crise sanitaire. Quand les professionnels intervenant à domicile ont cessé de venir, dès le début du confinement. Ou quand des familles ont dû accueillir chez elles à temps complet un enfant, conjoint, parent ou grand-parent car son établissement d’hébergement avait fermé.
« Du jour au lendemain, mon aînée de 21 ans, polyhandicapée, a dû quitter l’institut qui l’accueille habituellement », relate ainsi Amarantha Bourgeois, directrice des projets de Jade et elle-même aidante.
« Nous avons instauré une bulle de protection, notre premier réflexe était de ne laisser entrer personne et de ne pas sortir pour la protéger. Notre organisation était quasi militaire : j’étais en télétravail, mon mari au chômage partiel, notre fille de 9 ans faisait l’école à la maison. Nous pensions que c’était pour quelques semaines, pas trois mois. S’occuper de notre aînée et surtout la manipuler est extrêmement chronophage et épuisant. D’autant qu’elle a, au fil du confinement, multiplié les crises d’épilepsie. Nous n’avons toujours pas digéré le choc. Moi qui suis très pêchue, je suis fatiguée comme jamais et je vis dans l’angoisse de revivre ces trois mois. »
Et pour les aidants, « le déconfinement reste théorique, les lieux d’accueil n’ont pas tous rouvert et la peur de ramener le virus à leur proche est toujours là », renchérit Olivier Morice, délégué général du collectif Je t’aide, qui pilote la Journée nationale des aidants organisée chaque 6 octobre. « Ces craintes ont créé un gros décalage au sein de la population, une partie ne s’est pas relâchée cet été, n’a pas pu oublier le virus et, surtout, n’a pas eu de pause », souligne le docteur Rossinot.
Des dispositifs pas à la hauteur
« Alors qu’il y a un an, le gouvernement affirmait, en présentant le “plan aidants”, que les aidants étaient une priorité, quelques mois plus tard, en mars, ils étaient complètement abandonnés », s’insurge la spécialiste en santé publique, évoquant la série de mesures annoncées le 23 octobre 2019. Si la mesure phare, la rémunération du congé proche aidant, vient d’entrer en vigueur, plusieurs autres se font attendre.
« Pour avoir une date d’application, accrochez-vous », lance Benoît Durand, directeur délégué de France Alzheimer. Et quand des mesures émergent, elles n’ont pas toujours l’envergure espérée. « Prenez par exemple le fameux droit au répit, instauré en 2016, il a le mérite d’exister mais, dans les faits, le dispositif est peu utilisé car trop restrictif, la plupart des aidants n’entrent pas dans les cases. »
Le répit, « pouvoir souffler », est justement le thème de cette 11e Journée nationale des aidants et les associations espèrent des annonces. Car le système est, aujourd’hui, tout sauf optimal, aux yeux d’Olivier Morice.
« Les places d’accueil temporaire sont insuffisantes et il est difficile d’en trouver dans l’urgence. Quand un aidant, faute de répit, se retrouve épuisé, les médecins hospitalisent parfois la personne aidée, voire aussi son aidant s’il est en burn-out. A la clé : des coûts délirants tant humainement que pour la Sécurité sociale. Ce serait plus simple de développer des structures d’accueil et des solutions de répit. »
Parmi celles-ci, plusieurs acteurs du secteur placent leurs espoirs dans le « baluchonnage », dispositif de relais de l’aidant à domicile inspiré du Québec. Expérimenté en France, il requiert des aménagements du Code du travail car l’idée est d’instaurer un relais sur de longues plages horaires, parfois jusqu’à 36 heures, pour que l’aidant puisse vraiment souffler et que la personne fragile ne voit pas défiler à son chevet plusieurs « remplaçants ».
Guichet unique réclamé
Outre un droit au répit réel, et des moyens financiers pour qu’il ne soit pas à la charge des proches, les acteurs du secteur réclament une simplification des démarches et du parcours de l’aidant. « Nous demandons depuis des années une porte d’entrée unique vers l’ensemble des dispositifs de répit existants et aucun reste à charge pour les aidants », insiste Bénédicte Kail, conseillère nationale éducation familles de l’APF-France handicap.
D’après un sondage du collectif Je t’aide, 55 % des aidants ont réalisé durant le confinement des actes, médicaux compris, habituellement effectués par des professionnels, « du changement de pansement à la pose ou retrait de cathéter sous-cutané ». Et « 51 % témoignent avoir aidé à l’élimination des selles et des urines plus souvent qu’avant », selon une enquête du Collectif inter-associatif pour les aidants familiaux (CIAAF). Qui montre aussi un isolement accru : les aidants sont 52 % à avoir été seuls à accompagner leur proche pendant la période, contre 33 % avant le confinement.
Sans compter que, dans certaines familles, les jeunes ont laissé tomber les cours pour s’occuper d’un proche – « il y a une omerta sur ce sujet, mais de nombreux jeunes, alors présentés comme “perdus de vue” par l’éducation nationale, étaient aidants », déplore Françoise Ellien, de l’association Jade.
Les associations rapportent des situations d’épuisement physique et psychologique intense, de grande détresse, des suicides. Le tout dans un silence sociétal et politique assourdissant : « A chaque discours du premier ministre ou du président de la République, on attendait un mot, confie Amarantha Bourgeois, trésorière du collectif Je t’aide et elle-même aidante, mais personne n’a jamais dit “heureusement que les aidants sont là”, car c’est bien grâce à eux que le maintien à domicile est possible. »
« Quand la maladie arrive, il n’est pas normal que notre société lâche ses aidants dans la nature sans rien baliser, il manque le guichet unique et pluridisciplinaire où s’adresser », souligne Annie de Vivie, gérontologue. « Ce serait un peu comme quand un enfant naît, vous savez que vous pouvez vous rendre à la protection médicale et infantile (PMI) pour vos questions médicales, éducatives psychologiques, logistiques, sociales. » Guichet unique à accompagner de la mise sur pied, pour chaque aidant, d’« un plan personnalisé de suivi, comme ça se fait ailleurs », ajoute Hélène Rossinot.
Si les associations attendent des annonces du gouvernement, pour la Journée nationale de l’aidant, pour l’anniversaire du « plan aidants » ou dans le cadre du projet de loi sur le grand âge, beaucoup insistent sur la nécessité non de multiplier les mesures mais de révolutionner la façon dont le sujet des aidants, et plus globalement de la dépendance et du vieillissement, est traité. Et d’assurer, bien sûr, un financement.
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