| 06.04.2019
Dans « Le deuil de la mélancolie », paru à l’automne dernier, Michel Onfray relatait les ratés des médecins n’ayant pas diagnostiqué son deuxième AVC. Profondément marqué par cette expérience et le décès de sa compagne, le philosophe a accepté de livrer au Généraliste ses réflexions sur l’exercice de la médecine. Un entretien sans concession et à contre-courant, dans lequel il affirme que toute vérité n’est pas bonne à entendre par le malade. Il met en garde contre le risque de « sadisme » auquel la relation de pouvoir d’un médecin envers son patient expose. Loin de mettre en cause le savoir médical, Michel Onfray invite les praticiens à être des « monarques au service de leurs sujets », à ne pas se réfugier derrière leurs écrans et à assumer leurs éventuelles erreurs.
D’après vous, « la philosophie n’est jamais aussi grande que lorsqu’elle est pratiquée par les non philosophes ». Quel serait le propre d’un “médecin philosophe” ?
Michel Onfray : Il lui faudrait penser sa pratique, tout simplement… Autrement dit : faire des allers et retours entre ce qu’on lui a enseigné à l’université, ou pas enseigné, ou mal enseigné, ou enseigné de travers, et ce que le réel enseigne quand on prend le temps de lui demander des leçons. Le médecin philosophe n’est pas un état statique, c’est un état dynamique : c’est un médecin qui philosophe.
Vous dites avoir rencontré des médecins qui « peuvent tout aussi bien sauver que tuer avec des mots. » Quelle marge “performative” reste-t-il à la parole du médecin lorsque nous sommes dans l’incurable ? Faut-il toujours dire la vérité au patient ?
M. O. : La vérité peut tuer et le serment d’Hippocrate interdit au médecin de tuer… Avoir à mourir un jour est une chose qui permet qu’on s’en remette à plus tard, mais avoir à mourir dans un délai connu oblige à vivre le restant de sa vie dans son cercueil en attendant la mort, puisqu’on sait que c’est vers ça qu’on s’achemine. Dire à quelqu’un qu’il est fini, c’est le tuer deux fois. C’est en plus le torturer chaque minute qu’il lui reste à vivre. Je ne suis pas certain que la vérité au prix de la mort soit préférable à un mensonge pieux au prix de la vie, du moins d’une vie moins souffrante. Le mensonge pieux ne doit pas être la négation de la vérité, mais l’évitement de celle-ci. Il ne faut pas dire que ça n’est pas mortel quand ça l’est, bien sûr, mais éviter de dire que c’est mortel à brève échéance en mentant par omission, c’est laisser la place à l’humanité entre les humains…
Pour qui accompagne le patient, la chose est différente. Mais pour avoir été moi-même informé que ma compagne allait mourir dans les trois semaines, je sais que j’aurais préféré ne pas savoir. Faire son deuil d’un vivant est une épreuve que je ne souhaite à personne.
Avec la loi Kouchner et ses « injonctions » à la vérité envers le patient, n’a-t-on pas glissé vers une situation où ce dernier aurait trop de responsabilités (choix des traitements « en conscience », etc.) ?
M. O. : La loi Kouchner est une loi de politique politicienne faite pour satisfaire des clientèles électorales sans trop s’aliéner celles qui pourraient s’agréger dans d’autres configurations de politique politicienne. J’ai souvenir que ce monsieur disait que dans euthanasie il y avait “nazi” et que « ça n’était pas très gentil »… La démagogie du patient qui en saurait autant que le médecin est un marqueur du politiquement correct de la pensée soixante-huitarde. Le même discours prétend que l’écolier a des choses à apprendre à son instituteur – pardon : que l’apprenant a des choses à apprendre à son professeur des écoles… On a vu où tout cela menait.
Le médecin sait, le patient ne sait pas. Le médecin est habilité à prendre des décisions, à faire des choix dans une logique qui n’est pas celle de la démocratie participative, mais de la monarchie de droit divin… Pour autant, il ne faut jamais oublier que le monarque est au service de ses sujets, et pas l’inverse. Et de ce fait, il peut, il doit même, s’entourer d’un conseil de sages constitué des personnels soignants dans l’unité qui est la sienne avant de trancher ensuite et de porter la responsabilité seul.
Qu’est-ce que la philosophie apporte à un malade ?
M. O. : Tout dépend du malade et de la maladie : un enfant leucémique, un nonagénaire en fin de parcours, une mère de famille cancéreuse, un parachutiste avec une fracture du bassin, ce sont autant de cas qui interdisent qu’on essentialise et qu’on généralise : le malade n’existe pas, il n’y a que des malades. Et il y a une panoplie de soins philosophiques, comme en médecine, pour chaque malade. Mais les remèdes épicuriens et stoïciens, la lecture de Sénèque ou d’Épictète, de Montaigne, fonctionnent dans tous les cas…
Vous avez vous-même beaucoup eu affaire comme patient au corps médical. Vous parlez du « sadisme » des médecins. Comment l’expliquer venant de personnes ayant étudié pour cette pratique a priori si “altruiste” ?
M. O. : Je parle du sadisme de certains médecins, de la possibilité pour tous de pouvoir l’être, et de l’occasion chez tel ou tel de l’avoir été avec moi – ou ma compagne décédée…
Le mâle dominant qu’est toujours un médecin en face d’un malade n’a pas vocation à la douceur. Dans la jungle, cette situation déclencherait même plutôt des signes de confirmation ou d’augmentation de la domination. Il faut une exceptionnelle grandeur d’âme pour ne pas user d’un pouvoir quand on en dispose. Qui plus est, quand on est dans une situation dominante comme c’est toujours le cas avec un patient en situation d’être techniquement dominé. À la guerre, celui qui peut tuer et qui épargne est plus grand que celui qui frappe. Cette grandeur d’âme est une affaire de caractère et de tempérament. Elle renvoie à l’éducation que le médecin a reçue de ses parents, de sa famille, de ses éducateurs, de ses professeurs, et pas seulement de médecine.
La culture ne fait rien à l’affaire pour construire une belle personne avec un sujet gâché par son enfance. De sorte qu’un département d’éthique médicale dans lequel on enseigne qu’il faut être humain avec ses patients est bien incapable de transformer un délinquant relationnel, construit comme tel par sa vie passée, en saint des bords de lit.
Vous pointez aussi la « tyrannie » de la science. Quels risques la médecine de demain court-elle, notamment avec l’arrivée de l’intelligence artificielle ?
M. O. : Tout simplement de devenir une médecine sans médecins, une médecine de machines, une médecine d’algorithmes et de chiffres avec des ingénieurs informaticiens transformés en roi du monde.
Il y aura un temps de passage entre les médecins praticiens et les ingénieurs parce que les premiers informeront les seconds pour qu’ils nourrissent leurs machines. Pendant ce temps, les médecins praticiens deviendront des chercheurs en laboratoire et travailleront sur des cellules, mais plus sur des personnes. Ou peut-être sur des personnes clonées pour l’expérimentation et dont l’existence aura été produite et entretenue à cet effet.
Aldous Huxley ne sera plus un auteur de science-fiction mais un prophète de la science. Il n’y a aucun doute que nos descendants regardent notre médecine avec la même sidération que nous regardons celle des médecins de Molière…
Quel portrait type feriez-vous du « Diafoirus » d’aujourd’hui ?
M. O. : Il est celui qui ne vous parle pas et ne vous regarde pas quand il vous reçoit et ne fait que scruter un écran où vous n’êtes qu’une série de chiffres ou d’images numériques avant de vous balancer un diagnostic sans avoir quitté son écran du regard…
Vous pointez l’auto-protection du corps médical et la mauvaise foi de certains médecins après des erreurs. Comment l’expliquez-vous ?
M. O. : La vieille loi de psychologie de base : la dénégation est plus rentable pour l’ego que le constat d’avoir failli dans son diagnostic. Devant le constat de la faillite effectuée par le cortex du médecin, son cerveau reptilien dit non et échafaude un discours dénégateur. C’est le prix de la survie psychique quand on a été nul : nier.
Je ne reproche pas à la corporation de protéger les siens, c’est nécessaire, mais de protéger les chiens galeux parmi les siens.
Enfin, je voudrais préciser que j’en ai moins voulu à cinq médecins de ne pas avoir su poser le diagnostic de mon AVC que pour quatre d’entre eux de n’avoir jamais présenté d’excuses alors que le cinquième, expert aux tribunaux de Paris, allait même jusqu’à nier m’avoir dit que mon problème était ophtalmique et non neuronal – le vitré mais pas l’AVC ! J’ai encore dans mes tiroirs l’ordonnance qu’il m’avait faite pour qu’en sortant de chez lui j’aille dans un cabinet d’ophtalmologie...
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