Dessin Jeanne Macaigne
Réunis autour de la philosophe italienne, des chercheurs ont élaboré un dictionnaire des sentiments. Les notions de xénophobie ou d’indignation, de mépris ou d’orgueil, de patriotisme ou de nostalgie, sont des «sociomètres» qui permettent d’évaluer les crises et les ruptures des modèles sociaux dans lesquels nous évoluons.
On nous invite souvent à les dominer ou à les contrôler. A faire primer sur elles la raison. Nos émotions sont ainsi reléguées dans la sphère de l’intime et dénuées de toute portée collective. Pourtant, de manifestations en campagnes électorales, d’articles de journaux en posts sur les réseaux sociaux, des sentiments aussi divers que la peur, la colère, l’indignation, l’espoir ou la solidarité apparaissent comme des facteurs déterminants de nos choix politiques et sociaux. Pour réhabiliter les émotions, la philosophe italienne Gloria Origgi a réuni des chercheurs de disciplines diverses (sciences sociales, psychologie, philosophie), pour construire l’ouvrage Passions sociales (PUF). D’«abnégation» à «xénophobie», ce volume, pensé comme un dictionnaire, montre que les passions sont un facteur clé pour comprendre nos motivations et nos actions politiques : «L’attribut "social" relève de l’étendue de la pulsation passionnelle, qui dépasse les individus, envahit l’espace public et influence le politique», écrit Gloria Origgi dans son introduction. A ses yeux, cet ouvrage peut être la première pierre vers de nouvelles théories des actions humaines.
Les émotions sont-elles plus présentes dans notre espace politique, social, médiatique actuel ?
Absolument. L’idée du livre a germé en lisant les journaux, au moment de l’élection de Trump où tout faisait référence aux émotions, notamment le ressentiment de l’homme blanc américain, et la nostalgie avec Make America Great Again. Je pense aussi au Brexit, un mouvement dans lequel on voit beaucoup de patriotisme et de la nostalgie face à ce pays qui n’est plus le même qu’avant. On trouve aussi de l’orgueil et du mépris par rapport à l’Europe, de l’indignation pendant la campagne… Ce cocktail de passions explique mieux la motivation des Brexiters, car si on s’en tient à l’idée d’un individu rationnel, on ne peut comprendre pourquoi se faire du mal de cette façon. Cela amène aussi à réfléchir à la façon dont ces émotions sont susceptibles d’être manipulées ou canalisées. Et puis, il y a évidemment les gilets jaunes, où l’envie sociale et le ressentiment sont au centre des revendications. C’était assumé, face au mépris du pouvoir qui a fait surgir la colère. Il y a chez eux beaucoup de passions «statutaires», au sens de personnes qui se sont senties rabaissées, humiliées dans leur assignation à un statut social. Le ressentiment tient également une place importante. C’est une passion dont la logique est particulière car elle comporte une inversion axiologique : j’ai envie d’avoir des choses que je n’ai pas et, comme c’est impossible, je commence à les déprécier en disant que ce sont des privilèges qui ne sont pas légitimes.
Le sentiment de déclassement éprouvé par les gilets jaunes est-il la source principale de la mobilisation ?
Les passions nous servent à évaluer notre statut social, notamment vis-à-vis des autres. Dans une période où les inégalités se sont accrues de façon impressionnante, il est donc logique que les passions ressurgissent. La colère sociale est typiquement déclenchée par la fragilisation du statut, tant l’humiliation - le fait de se sentir rabaissé - que le mépris - se considérer comme supérieur. Les passions peuvent donc être considérées comme des détecteurs d’inégalités. Dans une société où les inégalités augmentent, les passions augmentent aussi. C’est une espèce de trahison de la démocratie : on se croit tous égaux, on voit bien qu’on ne l’est pas et cela crée du ressentiment.
Il semble que les passions servent aussi bien à expliquer les ruptures ou les crises sociales que la stabilité de nos modèles sociaux.
Les passions sociales sont des façons de réguler certaines normes qui existent dans la société, en les maintenant ou en les renversant. Pour moi, c’est comme un sociomètre. L’indignation peut par exemple permettre une certaine cohésion sociale : je suis indignée d’apprendre ce que le sultanat de Brunei inflige aux homosexuels, aux adultérins et aux voleurs, ce qui a pour effet de me rassurer sur les normes sociales de ma société. Inversement, je peux être indignée de quelque chose qui se passe dans ma société, par exemple sur l’accueil des migrants, et dans ce cas l’indignation me pousse à changer les normes en vigueur.
Pourquoi parler de passions plutôt que d’émotions ou de sentiments ?
J’ai choisi d’utiliser le mot «passions» bien qu’«émotions» soit plus utilisé du point de vue scientifique car cela permet d’affirmer le refus d’une théorie trop réductrice des comportements humains, qui dirait que l’on peut tout expliquer sur les émotions en recourant seulement à la neurologie ou à la psychologie. «Passions» est plus tourné vers l’action sociale et me semble plus approprié. «Sentiments», lui, est utilisé dans la modernité et disparaît un peu de la littérature scientifique contemporaine, je ne l’ai donc pas pris en considération.
Comment en est-on venu à négliger les passions ?
Dans une tradition philosophique moderne à laquelle se rattache notamment Adam Smith, on considère qu’il est possible de mettre les passions au service de l’efficacité, de les canaliser pour le bien de la société. Pour l’homo œconomicus, il s’agit donc de les placer sous l’empire de la rationalité. De toutes les passions, l’intérêt est considéré comme la plus importante, justement parce qu’on peut en avoir une analyse rationnelle. Mais dans sa Théorie des sentiments moraux, Adam Smith montre que d’autres sentiments, comme la sympathie ou la quête de l’approbation de l’autre, motivent également nos actes. Le résultat de cette rationalisation de l’intérêt, c’est que nous avons au centre de nos théories politiques un être humain très idéalisé qui est rationnel, impartial, avec une capacité de contrôle de ses actions pour en maximiser les bénéfices. Cela semble ne pas suffire à expliquer pourquoi les gens agissent.
Dans le même temps, l’irrationalité et les sentiments étaient plutôt considérés comme féminins.
L’individu rationnel, stratège, est en effet plutôt conçu sur un modèle masculin. Si vous voulez donner une autre un autre visage à l’homo œconomicus afin de voir ses vulnérabilités et la complexité de ses motivations, il se peut que le fait de prendre le genre en considération permette de se défaire de cette espèce de sujet idéal qui nous gêne, pour aller vers une nouvelle figure ni homme ni femme, qui réunit les différents aspects émotionnels que nous avons tenté de cerner.
Cet ouvrage marque-t-il le projet d’élaborer ce nouveau modèle ?
C’est en effet un objectif à long terme pour répondre à cette crise épistémologique de l’homo œconomicus qui ne semble plus être explicatif des comportements sociaux, mais qui continue à être mobilisé, par inertie. Pour autant, nous n’avons pas encore abouti à un modèle : nous mettons sur la table toute une série de variables qui pourraient être prises en compte pour l’élaborer. Dans cette perspective, des philosophes et des économistes ont essayé de développer une théorie économique basée sur le besoin d’estime, la biologie évolutionniste tente de comprendre l’altruisme, et l’économie comportementale s’intéresse à ce qui explique notre aversion à la perte. Le niveau de développement théorique de toutes ces passions est différent, celles que nous prenons en considération ont un potentiel pour être développées à travers plusieurs disciplines scientifiques, et produire l’effort théorique que nous attendons.
L’ouvrage que vous avez dirigé s’inscrit-il dans la tradition des traités des passions, qui les décrivent une à une dans le détail ?
Dans l’Antiquité, le traité des passions est lié à la rhétorique et à l’art oratoire. Dans le livre III de la Rhétorique, Aristote montre comment certaines expressions ou façons de présenter ses idées peuvent susciter des émotions spécifiques chez les auditeurs. Au Moyen Age, ce genre est beaucoup plus lié au christianisme et à l’idée que les passions sont des vices de l’âme : il faut les connaître pour pouvoir les contrôler. Quant au traité des passions moderne, l’idée n’est plus de rechercher un être idéal libéré des passions, mais de prendre les humains tels qu’ils sont. Les moralistes classiques comme La Rochefoucauld ou La Bruyère explorent les passions complexes qui motivent l’action.
Un peu comme vous le faites ?
Il s’agit de reprendre l’idée classique du traité pour faire un catalogue des passions qui permette aujourd’hui de comprendre le présent. Nous avons voulu les soumettre à une analyse conceptuelle pour mieux saisir ce qu’elles signifient au-delà de leur utilisation dans les discours du quotidien. Nous avons donc travaillé les passions «fondamentales» présentes dans tous les traités, comme la peur ou la colère. Nous avons ajouté les passions qui nous semblent typiques de l’atmosphère d’aujourd’hui, comme celles qui apparaissent à la une de la presse, le mépris, le ressentiment, mais aussi le care ou le masculinisme. Nous avons choisi des passions qui peuvent être revendiquées par ceux qui les éprouvent comme raison de leurs actions, qui peuvent justifier une action sociale. Il ne s’agit pas seulement du point de vue de l’observateur qui constate telle ou telle émotion, comme la nervosité ou la tension. L’envie, par exemple a été utilisée comme justification par les gilets jaunes, pour dénoncer le train de vie des plus riches. Je pense que l’indignation a été l’une des passions les plus caractéristiques des années 2010, après la crise économique, car elle était au centre du vécu des gens et de leurs revendications. Or, il est difficile de le saisir avec nos outils actuels : si l’homo œconomicus stratégique est capable de gérer l’échange, il ne comprend pas les relations liées au statut social. Inversement, l’homme ou femme «passionné·e» est capable de les voir, d’où l’importance de changer de modèle d’analyse.
Pourquoi avoir intégré des entrées qui ne sont pas des noms de passion, comme «entreprendre», «gossip», «réputation» ?
La passion d’entreprendre est quelque chose qui mobilise les gens. La passion pour le gossip, celle de faire circuler des ragots, explique de nombreux comportements, notamment sur les réseaux sociaux. La passion de partager aussi : nous l’avons inventée, elle est typique de l’économie d’Internet. Idem de la passion pour la réputation : j’y vois une motivation importante, que l’on ne peut réduire à un simple calcul stratégique d’intérêt. Ce sont des thèmes qui impliquent un comportement passionné.
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