Face à l’impact des technologies numériques, les académies des sciences, de médecine et des technologies soulignent la responsabilité des parents et éducateurs dans un texte qui suscite des critiques.
Les écrans envahissent le quotidien, et leur impact fait débat… Six ans après avoir livré un avis sur la question, l’Académie des sciences s’est associée aux académies de médecine et des technologies pour lancer, mardi 9 avril, « un appel à une vigilance raisonnée sur les technologies numériques ».
Tout en mentionnant les effets délétères de leur usage excessif, cet appel évoque tout autant les effets positifs. « Nous avons voulu éviter les messages du tout bon ou tout mauvais », résume l’immunologiste Jean-François Bach, coordinateur de cet appel de vingt-six pages.
Ce n’est en aucun cas un rapport ou un avis, a-t-il prévenu d’emblée lors d’une conférence de presse qui s’est tenue mercredi 3 avril. Mais un « appel », avertit-il. « Une réflexion, fondée sur des faits tout en reconnaissant les incertitudes actuelles », « privilégiant le questionnement aux dépens de recommandations précises », peut-on lire dans ce texte, qui n’est assorti d’aucune référence bibliographique.
L’avis de 265 pages de l’Académie des sciences de 2013 avait suscité des réserves, notamment sur l’oubli de pans de la littérature scientifique et sur la faiblesse des mises en garde. « Nous étions un peu trop optimistes et n’avions pas assez insisté sur les effets délétères », concède d’ailleurs le professeur Bach.
Surexposition et mésusage
Six ans plus tard, les parents, éducateurs et autres sont en quête de repères. Car le temps passé sur les écrans ne cesse d’augmenter. Les chiffres – qui ne sont pas mentionnés dans le nouvel appel – sont éloquents. En moyenne, les enfants de 6 à 17 ans passaient, en 2015, 4 heures et 11 minutes par jour devant un écran, selon des données de l’étude Esteban menée par Santé publique France (SpF). Au jeu des additions, cela représente pas moins de 1 526 heures en une année ! Un temps qui ne cesse d’augmenter avec l’âge. SpF recommande donc fermement de limiter le temps d’écran.
Chez les professionnels de santé, les préoccupations sont grandes pour les moins de 3 ans. Le constat des trois académies est unanime : il y a trop souvent une surexposition importante et un mésusage, avec un écran utilisé comme « calmant », les enfants étant « scotchés », et très en colère lorsqu’on leur enlève l’objet.
« Quel est le retentissement de cette exposition sur le développement psychomoteur et relationnel du jeune enfant, ainsi que sur ses capacités d’apprentissage ? », s’interrogent les académiciens. La réponse est tout en nuances : « Il est difficile de départager la possible nocivité intrinsèque des écrans pour les jeunes enfants et les pratiques parentales inadaptées. »
Pourtant, pour le pédopsychiatre Bruno Falissard, qui a participé à la rédaction de cet avis, les choses sont claires : « Certes, on n’a pas de preuves scientifiques, mais on a un signal. Plusieurs collègues cliniciens, d’accueils de PMI [protection maternelle et infantile], notamment, voient de plus en plus d’enfants avec un retrait social inquiétant et dont l’exposition aux écrans est importante. Ce comportement est réversible lorsque le temps d’écran diminue. Ce signal est à prendre au sérieux », alerte-t-il, tout en rejetant toute comparaison avec l’autisme.
Le poids des vulnérabilités sociales
De plus, rappelle le texte, « dès la naissance, le jeune enfant a besoin d’interactions riches et variées ». La communication passe par la gestuelle, le regard, la prosodie de la voix, une communication non verbale annihilée avec l’écran. Bruno Falissard met ainsi en garde les parents qui utilisent systématiquement leur portable devant leur enfant.
Quant à l’exposition précoce et excessive aux écrans (EPEE), un nouveau trouble neuro-développemental décrit notamment par le pédopsychiatre Daniel Marcelli, les académies tempèrent : « Ces observations doivent être confirmées. » Le professeur Marcelli, auditionné par les académiciens, s’étonne de « l’extrême prudence des académies, qui ne veulent pas diaboliser le produit et qui frise la pusillanimité ». Rappelons que, depuis mars 2018, le carnet de santé recommande d’éviter les écrans avant 3 ans.
La vigilance est également de mise pour les plus grands, notamment à l’adolescence. « Le problème est tout autant celui du contenu que de la quantité, notamment l’accès à des scènes violentes ou pornographiques, qui constituent un danger », pointe l’appel. Qui affirme que « le temps passé en ligne bénéfice à une majorité de jeunes qui en font plutôt bon usage », et parle dans le même paragraphe « de corrélations négatives mesurables pour les personnes très utilisatrices de ces technologies », sans plus d’informations chiffrées.
S’agissant des réseaux sociaux, le texte les qualifie de « nouvelles façons d’être en rapport avec les autres », « d’un soutien contre la solitude », mais relève « les risques de désinhibition de la communication et de harcèlement facilités par la possibilité de l’anonymat ».
Pour le psychiatre Serge Tisseron, qui a participé à l’élaboration du texte, « les enfants issus de milieux défavorisés ont une utilisation beaucoup plus problématique du numérique et ont une tentation plus grande de surexposer leur corps ». Là encore, le poids des vulnérabilités sociales est avancé. « Ceux qui ont un problème sont des catégories à risques, en souffrance, et/ou les milieux défavorisés, a déclaré Serge Tisseron, mardi 9 avril, sur France Inter, ce n’est pas les écrans qui sont un problème, ce sont les mauvais usages », dédouanant ainsi l’objet.
Le problème des jeux vidéo
« Les milieux défavorisés sont certes souvent moins informés. Dans le même temps, les effets négatifs sont minimisés dans le texte », observe Sabine Duflo, psychologue et membre du Collectif surexposition écrans (COSE), qui prône, elle, la règle des « quatre pas » : pas d’écran le matin, pas d’écran durant les repas, pas d’écran avant de s’endormir, pas d’écran dans la chambre.
Autre question pour les préadolescents et adolescents, celle des jeux vidéo. Là encore, les sociétés savantes tempèrent : « La très grande majorité des joueurs trouvent dans cette distraction une source de satisfactions positives et d’amélioration de certaines capacités intellectuelles. »
Quant à l’addiction aux jeux vidéo, reconnue, en septembre 2018, comme une maladie par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), « cette notion d’addiction comportementale est très controversée », a prévenu le professeur Jean Adès, qui a participé à cet appel. « Le basculement dans l’addiction aux jeux vidéo peut se produire sous l’effet conjoint de facteurs de vulnérabilité personnelle ou sociale et du caractère particulièrement addictogène de certains jeux », souligne l’appel. Ce qui peut conduire à la désinsertion sociale et scolaire.
Ce qui inquiète réside dans le fait que de nombreux éditeurs de jeux utilisent les services de psychologues et de spécialistes des neurosciences et ont recours à des procédés issus de jeux de hasard et d’argent. « Les fabricants utilisent les loot boxes [“pochettes surprises”] », précise Serge Tisseron, qui cite le jeu Fortnite comme exemple, lequel compte 250 millions de joueurs. Ces achats en argent réel qui ne s’accompagnent pas d’une espérance de gain financier mais d’un accès à des objets virtuels comme des armes. Ces techniques suscitent l’inquiétude de nombreux professionnels et autorités de régulation.
« Une question de santé publique »
L’appel mentionne aussi les « nombreuses conséquences médicales de la surexposition aux écrans », notamment sur le sommeil… « La nuit, la lumière freine la sécrétion de mélatonine, une hormone qui facilite l’endormissement, ce qui peut entraîner une désynchronisation générant une fatigue persistante, des troubles du sommeil, de l’humeur, une diminution des performances cognitives et physiques », résume le chronobiologiste Yvan Touitou, pour qui « il s’agit là d’une question de santé publique ».
L’appel s’inquiète aussi des effets de la lumière bleue des diodes électroluminescentes (LED), émise par tous les écrans : elle active cent fois plus les récepteurs photosensibles non visuels de la rétine (cellules ganglionnaires) que la lumière blanche d’une lampe.
En revanche, le risque accru d’obésité n’est que brièvement évoqué. Or, le lien entre le temps passé sur les écrans et la sédentarité est très documenté. Pour mémoire, moins d’un enfant de 6 à 17 ans sur quatre respecte les soixante minutes d’activité physique par jour recommandées par l’OMS.
Cet appel risque de susciter un débat chez les professionnels. « Il est tout sauf scientifique. Les affirmations sont globalement peu étayées. Vu l’ampleur de certaines d’entre elles, on aurait aimé avoir des références scientifiques », note Michel Desmurget, directeur de recherche en neurosciences à l’Inserm. En février 2013, il avait publié une tribune affirmant que l’Académie des sciences avait tort de minimiser les effets de la télévision, d’Internet et des jeux vidéo sur les jeunes. Michel Desmurget relève en outre nombre d’oxymores, comme « surexposition modérée », « dépendance minime » dans le nouveau texte.
Il existe selon lui une littérature abondante sur l’impact des écrans. « On peut trouver quelques effets positifs sur l’attention visuelle, mais la plupart des études scientifiques mettent en évidence des effets lourdement négatifs sur la concentration, le développement du langage, la réussite scolaire, etc. », constate Michel Desmurget. Constat partagé par le pédopsychiatre Bruno Harlé, membre du collectif COSE, qui parle de « vernis de scientificité ».
« Ce texte repose sur les compétences de fond des membres du groupe de travail, qui ont utilisé la littérature, et les auditions d’une quinzaine de personnes, mais nous n’avons pas publié de bibliographie », assume Jean-François Bach. Sans diaboliser, et sans donner de recommandations très précises, les sociétés savantes appellent toutefois à la modération et à l’accompagnement, et mettent en garde contre un usage incontrôlé.
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