Par Antonella Krebs sur
Episode 1. Au centre hospitalier de Jury, tout le monde se connaît et se reconnaît dans l’exaspération, le dépit et une pression trop forte à supporter. L’austérité, les contraintes budgétaires, le manque de personnels soignants rendent le quotidien des agents insupportable et appauvrissent singulièrement la qualité des soins. Récit d’un appel au secours.
Mais où va l’hôpital psychiatrique de Jury ? Des personnels à bout de souffle qui vous disent : « voilà, on a pris sur le gras, le muscle, maintenant on gratte l’os » et multiplient les actions de mobilisation en quête du moindre signe d’écoute. Des élus du conseil d’administration ou de surveillance qui refusent de s’exprimer et se limitent à un « oh là là, c’est chaud, très chaud » ou vous font le coup des « réunions interminables et du manque de temps » pour se défiler. Des médecins qui déclinent toute demande d’interview, des patients pourtant pas enclins à la rébellion qui protestent contre une forme d’abandon et s’en remettent à l’Agence régionale de santé (ARS)… La fronde est partout. Et les réponses de la direction, nulle part. La Semaine a sollicité le directeur, Olivier Astier à trois reprises. Sans succès. Peur de se mouiller ? De déplaire à l’autorité de tutelle ? Mépris affiché face à la mauvaise humeur de la base ? À chacun son choix.
Alors ils veulent quoi les protestataires ? Le nerf de la guerre, tout simplement… À savoir des personnels supplémentaires (une soixantaine) et un budget à la hauteur pour assumer leurs missions dans des conditions normales, c’est-à-dire au plus proche des patients.
Déshabiller Paul pour habiller Jacques
« Je n’ai jamais vu une telle dégradation de nos conditions de travail et de l’offre de soins, à tel point que nous avons vu des collègues démissionner purement et simplement de la fonction publique » s’indigne Jennifer Fojud adjoint administratif au centre médico-psychologique de Metz, rue Paul Langevin. « C’est le résultat des différentes réformes que nous avons subies », souligne Sonia Oudin, infirmière, déléguée syndicale CGT. Les réformes se sont même multipliées ces dernières années sous des gouvernements de droite comme de gauche, avec toutes un seul et unique objectif subliminal : diminuer drastiquement les coûts.
En même temps, il fallait se moderniser pour créer des alternatives à l’hospitalisation et développer des structures de consultation en ville pour renforcer le travail ambulatoire. Voilà pour la philosophie, pas idiote en soi, car il s’agissait d’améliorer le confort des usagers avec une prise en charge au plus près de chez eux, et éviter la case asile. Donc, Jury l’élève discipliné a serré les dents, mis les bouchées doubles pour installer des équipes mobiles en psychiatrie pour les adultes et les enfants, dans sa zone d’influence. Sauf que… « Tout cela s’est fait sur les budgets existants, avec les moyens dont nous disposions et qui étaient déjà justes. Nous n’avons pas eu un sou de plus », déplore Sonia Oudin. Pour faire simple, ce sont des volontaires de Jury qui ont été déployés vers les sites extérieurs, quitte à assécher le navire-amiral. Déshabiller Paul pour habiller Jacques, la méthode est bien connue…
Services de suppléance supprimés Dès lors la chronique de l’établissement s’écrira à la pointe sèche, car les conséquences en cascade ne vont pas tarder, nourries par une logique mathématique froide et implacable.
Exemple : il existait deux services de suppléance (16,5 agents au total) prévus pour remplacer toutes les absences. Ils ont été supprimés faute de moyens et les personnels (infirmiers et aides-soignants) envoyés dans les unités les plus dégarnies. Aujourd’hui quand il y a des absents, c’est la crise. « On rappelle les gens sur leurs repos supplémentaires (RTT, heures sup, récup) pour effectuer le remplacement dans leur service ou dans le service voisin qu’ils ne connaissent pas. Tous les soignants sont concernés par cette mobilité » s’exaspère Sonia Oudin. Résultat, chacun se livre à des contorsions douloureuses et advienne que pourra.
15 jours pour voir un infirmier
Même les infirmiers des Centre médico-psychologique (CMP) qui travaillent à l’extérieur de l’hôpital, sont régulièrement mis à contribution et ce n’est pas sans poser des problèmes : ils sont obligés de déprogrammer des rendez-vous ou des soins, les reprogrammer ensuite, et essuyer les râleries des patients qui voient les délais de consultation s’allonger encore et encore. À Metz par exemple, pour voir un infirmier dans un CMP, il faut patienter au moins deux semaines. Or son rôle est essentiel puisqu’il doit effectuer les premiers entretiens nécessaires à évaluer la prise en charge future du malade. En outre, certains d’entre eux n’ont plus travaillé à l’intérieur de l’hôpital depuis belle lurette. Parfois vingt ans. « C’est très anxiogène, car il ne sont plus vraiment au fait des nouveaux protocoles de soins, ou même de l’informatique. Il y a toujours cette peur de faire des erreurs. Franchement c’est usant. En plus ces remplacements génèrent une culpabilité des agents des CMP contraints de laisser leurs patients sur le carreau », explique Jennifer Fojud. Autrement dit, tous les soignants sont fragilisés avec ce système de pompiers-volants. C’est dommage et inquiétant, car dans une unité, ils doivent quand même faire face à 21 patients que souvent ils ne connaissent même pas. Autant essayer de résoudre chaque jour l’impossible quadrature du cercle…
Autre exemple : le Centre d’accueil thérapeutique à temps partiel (CATTP) de la rue Paul Langevin à Metz ouvert voici un an vient d’être fermé sans autre forme de procès, du jour au lendemain. Il était destiné aux patients isolés et proposait diverses activités. 150 personnes fréquentaient ce CATTP. Pas rien.
« Qui a envie de venir travailler ici ? »
Les personnels ont été rapatriés à la maison-mère, les patients livrés à leur sort et en plein désarroi ont quand même pris le taureau par les cornes : pétitions, lettre à l’ARS, etc. « Que vont devenir tous ces gens ? Au mieux ceux qui ont des familles trouveront un peu de soutien, au pire ils vont rechuter, passer par les urgences psy à Mercy et il va falloir les ré-hospitaliser à Jury. Le souci c’est que nos lits sont embolisés, ils sont tout le temps pleins et la liste d’attente est longue », confie Sonia Oudin. 90 lits publics ont été fermés en peu de temps.
Pour couronner le tout, sur les cinq dernières années, tous les infirmiers psy de l’établissement sont partis à la retraite. Certes, ils ont été remplacés mais parfois par des aides-soignants faute d’attirer des infirmiers. Les cadres de santé ont été divisés par deux par l’ancienne direction et six postes de psychiatre ne sont pas pourvus faute de candidats. « Qui a encore envie de venir travailler ici ? » interroge vertement Sonia Oudin. Comme si Jury n’était décidément plus à la hauteur de ses ambitions.
Menaces, insultes, passages à l’acte
Et les patients dans tout ça ? « Nous prodiguons tous les soins nécessaires, il n’y a pas de maltraitance, par contre, les activités, les entretiens, c’est fini. Faute de temps, nous n’avons pas le choix » résume Jennifer Fojud. « Il y a quand même une maltraitance institutionnelle, car faute de moyens on assure le strict minimum, mais on ne peut pas assurer le cœur de nos missions, c’est-à-dire écouter, faire un travail psychothérapique avec les patients » ajoute Sonia Oudin. Pour résumer, leur travail est avant tout un marche ou crève et une insulte à leur conscience professionnelle. En pratique, une unité de 21 malades compte deux et seulement deux soignants contraints de se limiter à l’essentiel. « Du coup les patients sont livrés à eux-mêmes, les angoisses et l’agressivité montent et se traduisent parfois par des menaces, des insultes, des passages à l’acte entre eux ou sur le personnel », confie Sonia Oudin.
L’an dernier il y a eu plusieurs agressions physiques et l’ARS (Agence régionale de santé) est venue faire une inspection inopinée récemment. Elle doit livrer un rapport avec des préconisations. « Certes, mais quels moyens va-t-elle débloquer derrière ? C’est sans fin » soupire Sonia Oudin. Face à ce marasme, la direction essaie de rattraper les retraités, elle vient de leur proposer des contrats seniors. En auront-ils seulement envie ? Car dans ce climat de désenchantement général, de tensions à tous les étages, la moindre étincelle peut mettre le feu aux poudres.
« Quand on ferme des unités on met tout en danger »Danielle Bori, adjointe aux affaires sociales et scolaires de Metz
Déjà en temps normal, Danielle Bori n’est pas du genre langue de bois. Alors quand il s’agit d’évoquer Jury où elle a longtemps exercé comme infirmière psychiatrique, elle trempe ses mots dans l’acide. Car, si l’adjointe au maire de Metz a mis sa profession en stand-by depuis deux ans, elle suit toujours de près le sort et l’évolution de cet hôpital. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle est à la fois touchée et abasourdie. Voici ses propos.
« Déjà ce n’était pas terrible il y a deux ans, maintenant c’est pire encore. Comme si la psychiatrie était la cinquième roue de la charrette. Les conditions d’hospitalisation sont indignes par rapport aux patients et aux gens qui y travaillent. Ne cherchez pas pourquoi on a du mal à recruter ni pourquoi l’absentéisme augmente. En plus quand on ferme des unités, on met tout en danger. Cela veut dire que les gens ne seront plus suivis, vivront dans l’isolement ou dans l’errance et seront parfois traités comme des délinquants alors qu’ils souffrent. Quand on ferme un CATTP, on casse la continuité des soins, ce n’est pas acceptable. Et pendant ce temps, l’activité augmente car les gens ne vont pas mieux psychologiquement. Jury était un hôpital de ville très important, mais désormais la dégradation est telle que, par rapport à d’autres établissements, j’ai l’impression que nous retournons en arrière, c’est-à-dire vers l’asile. C’est intolérable. Nous avions pourtant beaucoup travaillé sur les alternatives à l’hospitalisation afin que les malades retrouvent citoyenneté, liberté et autonomie, abandonner cette optique n’est pas digne d’un pays comme la France. »
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