LE MONDE DES LIVRES | | Par Gilles Bastin
Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque, de Jean-Louis Fabiani, Seuil, « La couleur des idées », 312 p.
Beaucoup de livres ont été publiés sur Pierre Bourdieu, avant et surtout après sa mort en 2002. Certains ont écrit pour Bourdieu, comme si le séminaire du maître se prolongeait et qu’il s’agissait de l’impressionner encore une fois. D’autres l’ont été contre Bourdieu, profitant de son absence pour lancer de derniers traits dans sa direction sans risquer de les voir revenir plus acérés encore qu’ils n’étaient partis.
Le livre de Jean-Louis Fabiani, Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque, n’appartient à aucune de ces deux catégories et c’est sans doute ce qui en fait la très grande valeur. C’est un livre écrit à côté de Bourdieu, si l’on accepte d’entendre par là deux choses. L’intimité éblouissante avec la pensée du sociologue et l’affection pour l’homme conférée par un long, quoique discret, compagnonnage, d’une part. La juste distance rendue possible par une culture sociologique bien plus large, d’autre part. Une culture acquise notamment aux Etats-Unis, et alimentée, comme chez Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, deux autres maîtres de Fabiani, par l’observation de la façon d’écrire – et non seulement de penser – des sociologues (voir son remarquable La Sociologie comme elle s’écrit, EHESS Editions, 2015).
Une forme de résistance
Le Bourdieu de Fabiani est un héros tragique. Sur un plan biographique, d’abord, dans la mesure où coexistent en lui deux personnages : le fils de petit fonctionnaire béarnais mal à l’aise en société, et le « bad boy » du savoir, persuadé de pouvoir redistribuer les cartes du jeu intellectuel, comme Manet, qu’il admirait tant, l’avait fait du jeu artistique.
Sur un plan sociologique ensuite, car Bourdieu n’a jamais renoncé à lutter, à la suite d’Emile Durkheim (1858-1917), pour jeter les bases d’une théorie générale de la société. Dans un paysage des sciences sociales marqué depuis les années 1980 par les progrès ininterrompus du constructivisme, du relativisme et du pragmatisme, il y a là pour Fabiani une forme remarquable et tragique de résistance « au délitement qui a peu à peu rendu indiscernable l’espace épistémologique propre de la sociologie, parce qu’on a progressivement perdu la certitude qu’il existe des faits sociaux qui sont comme des choses, et qu’on peut les décrire comme telles ».
Le récit de cet héroïsme mêle avec beaucoup d’intelligence la généalogie des concepts de Bourdieu (le champ, l’habitus, le capital) avec la genèse de sa personnalité scientifique dans l’espace des sciences sociales mondiales depuis les années 1950. Il éclaire les lignages négligés qui rapprochent Bourdieu de Lévi-Strauss, de Goffman, de Parsons ou d’Aron, qu’on lui a souvent exagérément opposés. A rebours de l’ésotérisme un peu facile, il discute aussi les principaux concepts de Bourdieu comme s’ils faisaient partie de l’héritage commun des sociologues (qu’est-ce qui distingue après tout la question de l’habitus de celle, plus banale, de la socialisation ?).
Il trouve enfin dans les textes de Bourdieu de remarquables points d’appui pour affiner le portrait d’un sociologue cherchant toujours à « rester le maître du jeu » mais réussissant finalement de moins en moins à tenir la « distance au rôle » qui est la clé d’une telle ambition. L’héroïsme de Bourdieu tient pour Fabiani dans « la contradiction qui existe entre le projet critique de la sociologie, qui vise à révéler d’un côté les secrets de l’institution et les effets de domination qui sont dissimulés derrière les prétentions à la justice ou à l’objectivité, et d’un autre côté l’insécurité épistémologique et quelquefois sociale qui est le lot du chercheur ».
L’homme Bourdieu
C’est à propos du « tournant émotionnel » et du « tournant transgressif » des années 1990, quand le projet d’une science sociale neutre politiquement et exigeante scientifiquement sembla laisser la place à l’indignation sans méthode et à l’engagement radical, que Fabiani est le plus éclairant. Il exhume les textes dans lesquels affleure l’homme Bourdieu sous la cuirasse d’« hérétique consacré » qu’il s’était lui-même forgée. Telle préface dans laquelle le sociologue s’étonne presque du « culot social » qu’il lui aura fallu pour prendre à rebours les principes objectivistes du Métier de sociologue (De Gruyter Mouton, 1968) et revendiquer la pratique de l’entretien comme « exercice spirituel » dans La Misère du monde (Seuil, 1993). Tel post-scriptum dans lequel l’amour lui apparaît étrangement et furtivement comme un « miracle » susceptible de dissoudre la domination. Tel cours du Collège de France où se font jour sa tristesse et sa fatigue dans un « monde de décombres », où l’Etat et l’intérêt public ne sont plus que vestiges.
Ces deux visages de Pierre Bourdieu – le pourfendeur des prénotions et sociologue objectiviste riant parfois aux éclats dans les années 1970 des tours qu’il jouait à la société à coups de tableaux de chiffres ; l’homme indigné et grave auquel Günter Grass reprocha à la fin des années 1990 de manquer d’humour – paraissent bien dissemblables. Mais ce ne sont que les deux masques complémentaires du fragile héros que fut Bourdieu sociologue. A tout prendre, c’est le rire qui manque le plus à Jean-Louis Fabiani.
Extrait de « Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque »« Bourdieu a porté à un niveau de tension extrême la contradiction inévitable entre la volonté de produire une science “royale” qui permettrait au sociologue de dire définitivement la vérité du social et son souci, éthiquement et politiquement compréhensible, d’être un homme du commun. Les deux positions paraissent impossibles à tenir pour un universitaire. Un sociologue roi qui ne cesserait de dire que le roi est nu, mais qui ne croirait pas vraiment, dans son for intérieur, en une assertion aussi dévastatrice, voilà comment apparaissait Bourdieu à la fin de sa vie. Je voudrais tant, encore une fois, pouvoir rire avec lui. »Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque, page 302
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