Aller sur le terrain, tel est sans doute un des gestes essentiels de Joy Sorman : ce désir de sortir de son espace à soi, ou de sa zone de confort était déjà sensible depuis Gros œuvre ou Comme une bête, puisque le travail de rencontre et de documentation était l’impulsion d’une écriture romanesque, transposant et se nourrissant d’une somme de savoirs. La romancière a pourtant pris un tournant documentaire, avec L’Inhabitable et Gare du nord, se coltinant au terrain, souvent accompagnée pour cartographier des espaces rétifs à l’habiter. Logements insalubres d’un côté et de l’autre non-lieu parcouru en tous sens, l’écrivaine montrait, contre toute attente, les stratégies individuelles pour s’approprier un lieu, pour y creuser son territoire. Avec À la folie, elle procède de la même stratégie de sortie hors de soi, pour s’immerger durant un an au sein d’un hôpital psychiatrique, après avoir été autorisé à y venir, au point d’avoir les clés de cet espace clos. Si les noms des patients et des soignants ont été changés, rien ou presque de fictionnel dans ce récit documentaire, à placer dans le sillage de Jean Rolin, Martine Sonnet ou François Bon, James Agee ou William T. Vollmann.
Un des enjeux essentiels de ce récit, c’est de réinscrire l’hôpital psychiatrique dans l’espace social : portes, grilles, chambre d’isolement sont autant de figures qui disent matériellement la coupure ou la frontière entre le monde du dehors et un dedans délirant. Tout le récit est parcouru par les motifs de l’enfermement, de l’emprisonnement, pour tenir à l’écart les fous de la société, décryptant à la lumière des analyses de Foucault les techniques matérielles d’un « système disciplinaire ». Mais les formes variées de la folie sont pour l’essentiel sociales, rappelle Joy Sorman : entrer dans le bâtiment 4B, c’est une manière non de le faire visiter avec un regard voyeuriste, mais d’ébranler les frontières, de faire tomber les seuils, d’ouvrir à nouveau les perturbations de la folie sur l’espace social.
Stratégies de résistance, sabotages minuscules : l’année vécue en immersion dans l’hôpital a permis à l’écrivaine d’accentuer l’intensité du regard pour épingler ces infimes obstructions au protocole hospitalier. De tels gestes de résistance sont la marque d’un désir de vie, d’une dynamique de libération, car Joy Sorman montre que l’emprisonnement est au centre du dispositif hospitalier, une clôture de murs et de chimie, contre laquelle les recours sont difficiles. La « visiteuse furtive » traque ces déraillements du quotidien, ces minuscules événements qui sont résistance têtue et dynamisme de vie, contre les protocoles. C’est même là presque un art poétique : le détail est ressaisi dans son ampleur, comme l’importance symbolique et matérielle du pyjama, mais le détail est aussi un opérateur de vitesse, une capacité de dire en peu une situation, un souci d’une langue qui pulse, d’une vitesse d’écriture, pour dire sans et donner à comprendre sans s’appesantir.
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