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mardi 2 mars 2021

Le vrai du faux sur le mensonge, ce mal immoral et nécessaire qui cimente la société

Par    Publiée 1er mars 2021

Dans sa série « With my Family », réalisée en 1973, Hans Eijkelboom s’est mis en scène comme étant le père de famille, en l’absence du vrai père.

Telle une plaie d’Egypte, une épidémie d’infox s’est abattue sur le vaste monde. Ces faits alternatifs balayent les faits avérés, défient la parole des experts, menacent la crédibilité de la science. Pourtant, le mensonge existait bien avant l’irruption des réseaux sociaux. « L’esprit de l’homme est ainsi fait que le mensonge a cent fois plus de prise sur lui que la vérité », se désolait Erasme (Eloge de la folie, 1509).

Une première vérité s’impose : dans la vraie vie, nous mentons tous. Un nuage de duplicité enveloppe nos relations sociales. Le romancier Christian Bobin parle du « mensonge éternel de vivre en société » (Une petite robe de fête, Gallimard, 1991). « Le mensonge est le ciment qui permet à la société de ne pas s’effondrer. Si les gens disaient la vérité, toutes les structures collectives s’émietteraient », renchérit son confrère Bernard Werber (Le Rire du cyclope, Albin Michel, 2010). En corollaire, « plus une société a établi des codes d’acceptation du mensonge, plus elle est forte », relève le psychiatre Patrick Clervoy, qui publie Vérité ou mensonge (Odile Jacob, 304 pages, 21,90 euros).

« Il m’arrive de soigner des personnes qui ne savent pas mentir, du fait de certaines maladies comme la paranoïa », témoigne Patrick Clervoy. Ces personnes ne supportent pas d’être dans un bain de mensonges et souffrent énormément. « Quand on est incapable d’être agréable à quelqu’un avec quelques mensonges de courtoisie, on est vite isolé », ajoute le psychiatre.

Définition de mentir selon « Le Robert » : « affirmer ce qu’on sait être faux ou nier ce qu’on sait être vrai, taire ce qu’on devrait dire »

Le mensonge, un mal nécessaire ? Ou un acte immoral ? Les philosophes n’ont cessé d’en débattre. Mais au plan cognitif ? A quoi correspond cette aptitude à duper ? « Le mensonge est pour moi un signe d’intelligence, une adaptation que l’on retrouve chez l’homme comme chez des espèces aussi diverses que les dauphins, les corbeaux ou certains primates », estime Jean Decety, professeur de psychologie et de psychiatrie à l’université de Chicago (Etats-Unis).

Il est à l’évidence des mensonges pernicieux. Les quatre années du mandat de Donald Trump nous ont donné un accablant exemple de l’emprise collective du mensonge. Comment ce « menteur pathologique », ainsi qualifié par Michael Cohen, son ex-avocat, a-t-il pu être applaudi par la moitié de la population des Etats-Unis ?

« Le trumpisme a montré à quel point nous sommes vulnérables à un mensonge qui prendrait une dimension collective. Face à tant de contrevérités, toutes les voix se sont tues. Les personnes les plus raisonnables et intelligentes se sont inclinées », déplore Patrick Clervoy. L’acte de mentir, en vérité, soulève une nuée d’interrogations. Où l’on convoquera les neurosciences cognitives et sociales, l’évolution comparée, la neuropsychologie et le développement de l’enfant, les techniques de détection du mensonge…

Qu’est-ce que mentir ?

Mentir, c’est déguiser sa pensée dans l’intention délibérée de tromper : c’est manipuler autrui. Selon Le Robert, c’est « affirmer ce qu’on sait être faux ou nier ce qu’on sait être vrai, taire ce qu’on devrait dire ». Il arrive qu’on délivre une fausse information sans mentir – parce qu’on se trompe. A l’inverse, on peut mentir en disant une vérité qu’on croyait fausse. Mentir, ce peut être aussi exprimer une chose fausse par son comportement. Par exemple, feindre le détachement quand on est très concerné, affecter de rire sans joie ou simuler un symptôme alors qu’on n’est pas malade.

Le mensonge relève d’un acte (im)moral : on est de bonne ou de mauvaise foi. La vérité, elle, relève de faits – vrais ou faux, en première approximation. Le contraire du mensonge serait donc la sincérité ; celui de la vérité, l’erreur. La réalité est évidemment plus complexe. Car la vérité est « saturée d’imperfections : elle est déclarative, versatile et éphémère », note Patrick Clervoy. Prenons la vérité scientifique : elle est soumise aux avancées de la science et des technologies. La vérité historique, elle, dépend de l’évolution des recherches. Quant à la vérité judiciaire, elle sera souvent ce que le jury définira comme « la » vérité.

« Mensonge et vérité sont deux notions intriquées. Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations. Nietzsche déclarait que la vérité est un mensonge coagulé ; Byron que le mensonge n’est rien d’autre que la vérité travestie », note le psychiatre. De quoi brouiller les pistes.

Pourquoi mentons-nous ?

Les psychologues distinguent deux classes de mensonges, selon qu’ils sont anodins ou pernicieux (mais il existe une myriade de duperies aux intentions ambiguës).

Les mensonges vertueux visent à ménager l’amour-propre et la dignité d’autrui ; à le protéger. « Le plus utile des mensonges est la politesse », relève Joseph Michel Antoine Servan (Œuvres de Servan, 1825). Parmi ces mensonges « prosociaux » ou « altruistes », il y a le compliment un peu exagéré qui encourage un ami ; l’avis qu’on tait pour ne pas froisser ; ou encore, le diagnostic édulcoré que livre un médecin à un patient fragile.

« Jérôme Cahuzac, les yeux dans les yeux, est-ce que vous avez eu un compte en Suisse ou pas ? » – Jean-Jacques Bourdin sur BFM-TV

Et puis, il y a les franches impostures, duperies et trahisons en tout genre – aux conséquences parfois dévastatrices. Celles-là visent à préserver des intérêts personnels : valoriser sa propre image, éviter une punition, obtenir un avantage…

Au rang des aigrefins de gros calibre, nul n’a oublié le regard – presque – candide de Jérôme Cahuzac, alors ministre du budget. Le 8 février 2013, il est interrogé par Jean-Jacques Bourdin sur BFM-TV : « Jérôme Cahuzac, les yeux dans les yeux, est-ce que vous avez eu un compte en Suisse ou pas ? »Réponse du ministre : « Je n’ai pas, je n’ai jamais eu de compte en Suisse, à aucun moment. » Deux mois plus tard, il avouera : « J’ai été pris dans une spirale du mensonge et m’y suis fourvoyé. » Le jour même, il est vrai, il était mis en examen pour blanchiment de fraude fiscale.

Jusqu’à un certain point, le mensonge apaise donc les tensions au sein d’un groupe. « Au-delà, le mouvement s’inverse et les tensions s’amplifient. Les partisans de la vérité sont brimés, les lanceurs d’alerte contraints de fuir », pointe Patrick Clervoy. Julian Assange, par exemple, paie aujourd’hui très cher sa révélation, sur WikiLeaks, des crimes de guerre des Etats-Unis et de leurs alliés lors de la guerre en Irak et en Afghanistan.

Peut-on se mentir à soi-même ?

Oui. Si l’on doit évoquer des événements passés peu valorisants pour nous-même, par exemple, on pourra favoriser les scénarios qui nous conviennent le mieux. A force d’être racontée, l’histoire réinventée s’installera dans la mémoire et bloquera la récupération de l’histoire authentique. « Pour finir, on se convaincra qu’on dit vrai », résume Xavier Seron, docteur en neuropsychologie et expert médico-légal à Bruxelles, dans son passionnant ouvrage Mensonges ! Une nouvelle approche psychologique et neuroscientifique (Odile Jacob, 2019). Si, de surcroît, on crée des images en rapport avec le récit qu’on invente, ces images rendront les faux souvenirs encore plus difficiles à distinguer des vrais.

Ce curieux phénomène met en jeu un dédoublement de soi. Il oppose « la partie de nous-même qui sait – ou a su la vérité – et la partie trompée – ou qui s’est laissé tromper », relève Xavier Seron. « On peut supposer qu’une mécanique cérébrale spécifique est impliquée dans cette transmutation d’un mensonge éhonté en une vérité crue à toute force », relève le professeur Lionel Naccache, neurologue et chercheur en neurosciences à l’Institut du Cerveau (ICM, Sorbonne Université, Paris).

Pour le comprendre, il faut faire appel à la théorie de la « dissonance cognitive ». Nous sommes tous habités par un besoin de cohérence interne, a postulé, en 1957, le psychologue Leon Festinger. Si une incohérence surgit dans nos représentations de nous-même ou du monde, cela nous met dans un état psychologique d’inconfort.

En nous mentant à nous-même, nous tentons d’éliminer cette « tension interne qu’on ne peut supporter », explique Xavier Seron. « De l’enfance à l’âge adulte, nous avons une propension à justifier nos choix, même les plus hasardeux, et à nous convaincre que les conduites douteuses, voire immorales, qu’il nous arrive de commettre sont en fait acceptables ou moins graves que celles commises par d’autres », constate-t-il.

Les animaux mentent-ils vraiment ?

Deux conceptions s’affrontent. La première « insiste sur la singularité de notre espèce et soutient qu’entre les animaux et nous existe un fossé considérable », explique Xavier Seron. La seconde recherche des continuités évolutives « en suggérant la fin de l’exception humaine ».

A l’appui de cette seconde thèse, des conduites de tromperie ont été observées chez un grand nombre d’espèces. Mais s’agit-il d’intentions, fruits de véritables stratégies cognitives, ou de comportements automatiques et stéréotypés ? Dans cette dernière catégorie figure le camouflage de nombreuses espèces, tels les phasmes (insectes mimant des brindilles), le caméléon ou la pieuvre. Ou encore, certaines parades nuptiales, telle la danse hypnotique du paradisier superbe. Autant de conditionnements qu’on assimile mal à des mensonges.

D’autres ruses sont plus difficiles à classer. Ainsi du « parasitisme de couvée » déployé par le coucou. Cet oiseau, on le sait, fait élever ses petits par d’autres espèces à plumes. Un comportement a priori automatique. Mais il arrive que le coucou mâle aide sa femelle : il chante près du nid de ses victimes pour se faire poursuivre, offrant à sa femelle un moment propice pour y pondre. Prenons maintenant les pluviers, de petits échassiers de la côte Est des Etats-Unis. Si un prédateur s’approche trop près de leur nid, ces oiseaux feignent d’être blessés en voletant au ras du sol. Objectif : attirer l’intrus pour l’éloigner du nid. « Les éthologues considèrent que l’oiseau simulateur contrôle visuellement en permanence les réactions de l’intrus pour vérifier si la tromperie a bien l’effet escompté », relève Xavier Seron. Ce qui affaiblirait la thèse d’un pur automatisme.

Voyons maintenant cet autre larron à plumes noires : le drongo brillant. Malgré sa petite taille, ce passereau d’Afrique est plein d’audace. Il imite à la perfection le bruit de certains animaux, comme le cri d’alerte des suricates. Pour gagner leur confiance, il les prévient d’abord d’un vrai danger. Puis il imitera leur aboiement particulier même en l’absence de danger. Son but : les faire fuir pour s’emparer de leurs proies.

Le corbeau est aussi un fieffé filou. Il cache sa nourriture pour constituer des réserves. Mais s’il se sait observé, il feint de cacher son butin à un endroit. Puis il profite du moment où son observateur fouille la fausse cachette pour le dissimuler ailleurs. Il y a mieux : ce corvidé pourrait bien avoir une « théorie de l’esprit », cette faculté de se représenter les états mentaux d’autrui. Des chercheurs ont placé de jeunes corbeaux dans deux cages adjacentes, un judas étant ménagé entre les deux. Dans la chambre de gauche, le corbeau apprenait d’abord à observer par cet œilleton un congénère à qui l’on donnait de la nourriture. Puis il était placé dans la pièce de droite, où il recevait à son tour de la nourriture. Et là, stupeur. Quand un enregistrement de corbeau était diffusé dans la pièce de gauche, judas masqué, le corbeau ne cachait pas sa nourriture. Mais quand le judas était ouvert, il la dissimulait. L’oiseau semble donc anticiper qu’un congénère pourrait vouloir le plumer.

Et nos cousins primates ?

Chez différents grands singes, on observe de nombreuses conduites de supercherie vis-à-vis de leurs congénères. En témoigne cette observation dans une colonie de babouins en Afrique du Sud. Un jeune est poursuivi par un mâle dominant parce qu’il stresse un petit. Il s’arrête brusquement, se dresse sur ses pattes arrière et scrute fixement l’horizon, comme s’il discernait une menace. Inquiet, son poursuivant fait de même… et oublie la querelle qui les oppose.

Autre leurre : voyez ces singes qui poussent des cris d’alerte pour éloigner leurs congénères d’une nourriture – et éviter ainsi de la partager. Et puis, il y a cette drôle de réaction observée chez des chimpanzés en captivité par le célèbre éthologue Frans de Waal. Un jeune mâle courtise une femelle. Il voit surgir le chimpanzé dominant. Aussitôt, il « couvre de sa main son pénis en érection, le mettant ainsi hors de vue du mâle dominant, raconte Xavier Seron. De manière intéressante, la main du singe est positionnée de telle manière que la femelle puisse, elle, continuer à voir » l’objet du délit.

Ces tromperies animales sont-elles comparables aux mensonges humains ?

Oui et non. Dans les deux cas, une stratégie intelligente est déployée pour parer une menace, neutraliser des concurrents, accéder à des ressources… Mais les animaux qui déploient ces ruses ont-ils conscience des désirs et des croyances de ceux qu’ils dupent ? Certains ont-ils une « théorie de l’esprit » ? La question divise, même si les indices en faveur de la seconde hypothèse s’accumulent.

En voici un exemple. « Quand un chimpanzé et un humain sont mis en compétition pour l’accès à la nourriture, le chimpanzé utilise préférentiellement les stratégies qui lui permettent d’approcher la nourriture sans être vu du compétiteur humain », raconte Xavier Seron. Ce qui suggère qu’il est capable de se représenter le point de vue et le but de cet humain.

Mais pour les croyances d’autrui ? C’est moins sûr. Expérience type : on dépose de la nourriture dans un lieu précis sous le regard du singe testé et d’un congénère. Puis on la déplace à l’insu du seul congénère. Résultat : par son comportement, le singe testé montre qu’il n’a pas compris que son congénère croit toujours que la nourriture est à sa place initiale. « Les enfants de 3 ans ne sont guère plus efficaces. Ceux de 6 ans, en revanche, sont capables de se représenter les croyances d’autrui », indique Xavier Seron.

En fin de compte, la réponse dépend de la définition donnée au mensonge. S’il s’agit d’un procédé permettant de transmettre à autrui des informations conduisant à son comportement inadapté, alors oui, certains animaux savent mentir. S’il s’agit d’une conduite impliquant l’intention de tromper et visant à changer les croyances d’autrui, c’est moins sûr. Quoique…

A quel âge un enfant commence-t-il à mentir ?

Avec leurs bouilles d’anges, nos chers petits commencent à duper autrui dès l’âge de 3 ou 4 ans. Ne vous désolez pas. « Lorsque j’aborde le thème du mensonge dans un cours de neurosciences sociales, je raconte une anecdote personnelle, témoigne Jean Decety. La première fois où l’un de mes fils m’a menti, il avait 3 ans. Cela m’a rempli de bonheur : c’était le signe qu’il avait acquis une théorie de l’esprit », une étape-clé de son développement. Cette fameuse aptitude permet d’attribuer des états mentaux (croyances, désirs, intentions, tristesse…) à autrui.

« 30 % des enfants mentent à l’âge de 2 ans (ils n’avouent pas avoir triché). A 3 ans, ils sont 50 % ; à 4 ans, plus de 80 % ; et après 4 ans, presque tous » – Kang Lee, psychologue

Mais comment l’enfant apprend-il à mentir ? Voilà vingt-cinq ans que la question obsède Kang Lee, professeur de psychologie cognitive à l’université de Toronto (Canada). Lors d’une TED conférence en 2016, suivie par plus de 11 millions d’internautes, il raconte cette histoire vécue par un directeur d’école primaire. « Un jour, il reçoit un appel téléphonique : “Monsieur, mon fils Johnny ne viendra pas à l’école aujourd’hui car il est malade. – Qui est à l’appareil s’il vous plaît ?  Je suis mon père.” » L’anecdote, réelle, n’en illustre pas moins deux préjugés fréquents. « Selon le premier, les enfants ne mentent qu’à partir de l’école primaire. Selon le second, ils sont de mauvais menteurs : nous, adultes, parvenons à les démasquer facilement. » Une troisième idée fausse a la vie dure : « Ceux qui mentent très jeunes ont une faiblesse de caractère ; ils seront mythomanes toute leur vie. »

Dans une expérience type, des enfants sont soumis à l’épreuve de la « résistance à la tentation ». Un examinateur joue avec un minot qui, s’il parvient à deviner le nombre d’une carte de jeu, gagnera un « grand prix ». Bientôt, l’examinateur déclare qu’il doit sortir un moment, et fait promettre au mouflet de ne pas regarder la carte. Une caméra cachée filme la scène. Premier constat : plus de 90 % sont des petits filous. Ils enfreignent la consigne dès que l’examinateur a le dos tourné. De retour, celui-ci demande à chacun s’il a respecté la consigne. « Quels que soient le genre, le pays, la religion, 30 % des enfants mentent à l’âge de 2 ans (ils n’avouent pas avoir triché). A 3 ans, ils sont 50 % ; à 4 ans, plus de 80 % ; et après 4 ans, presque tous », résume Kang Lee.

Mais pourquoi certains loupiots de 2 ans mentent-ils déjà ? « Bien mentir nécessite deux ingrédients-clés », poursuit Kang Lee. Le premier, on l’a vu, est la théorie de l’esprit : « Le mensonge repose sur le fait que je sais que vous ne savez pas que je sais. » Prenons un groupe d’enfants de 3 ans. L’équipe de Toronto a soumis la moitié d’entre eux à des tâches d’entraînement à la théorie de l’esprit, et l’autre moitié à des tâches d’apprentissage de concepts physiques. Verdict : après un peu plus d’un mois, les enfants entraînés à la théorie de l’esprit mentaient davantage. Second ingrédient-clé : la maîtrise de soi. « Pour rendre vos mensonges convaincants, il faut que vous sachiez contrôler vos paroles, votre expression faciale et votre langage corporel », explique Kang Lee.

A mesure qu’il grandira, l’enfant apprendra à distinguer le mensonge de l’ironie, du sarcasme, de l’erreur ou de l’exagération. Surtout, il prendra conscience du contexte social dans lequel un mensonge est produit et de l’intention du menteur.

Comment l’enfant apprend-il le mensonge de politesse ?

En même temps qu’il acquiert les outils cognitifs pour mentir, l’enfant découvre les lois morales. Et celles-ci le confrontent à un dilemme : d’un côté, elles le poussent à dire la vérité ; de l’autre, à préserver la paix sociale et à protéger autrui. « Les mensonges de politesse font partie des habiletés sociales indispensables à l’établissement de rapports humains harmonieux », souligne Xavier Seron.

Dès l’âge de 3 ou 4 ans, l’enfant juge les mensonges prosociaux moins sévèrement que les mensonges égoïstes. Est-il capable pour autant de mentir par politesse ? Les chercheurs ont soumis les bambins à une cruelle épreuve : le « cadeau décevant ». Vous l’avez tous vécue : on vous offre un présent qui ne vous plaît pas, mais vous devez malgré tout manifester votre gratitude. Un pur défi, pour les plus petits. Des enfants de 7 à 10 ans y ont été confrontés, puis leurs expressions faciales ont été scrutées. Sans surprise, les plus jeunes avaient du mal à cacher leur déception – surtout les garçons. Les plus âgés, eux, exprimaient mieux des émotions positives – surtout les filles.

Quel peut être le rôle des parents ? « Les enfants à qui les parents ont expliqué que le mensonge était parfois acceptable produisent davantage de mensonges pour se protéger eux-mêmes », indique Xavier Seron. Dans l’épreuve du cadeau décevant, par ailleurs, ceux qui sont soumis à une éducation plus stricte et autoritaire font davantage de mensonges de politesse, par rapport à des enfants éduqués plus démocratiquement.

Les enfants sont-ils de bons menteurs ?

A mesure qu’il grandit, l’enfant apprend à tenir un mensonge sur la durée, c’est-à-dire à développer une duperie cohérente et à résister aux questions pièges. « Les enfants de 10-11 ans deviennent d’aussi habiles menteurs que les adultes », résume Xavier Seron.

« Un enfant qui ment affiche une expression faciale neutre » – Kang Lee

Les adultes sont-ils doués pour détecter leurs mensonges ? L’équipe de Kang Lee a demandé à des adultes de dire si, d’après des vidéos, des enfants de 3 à 7 ans mentaient (une moitié mentait, l’autre disait la vérité). Verdict : pas une catégorie d’adultes n’est parvenue à distinguer les jeunes menteurs. Ni des étudiants en droit, ni des professionnels de l’enfance, ni des juges ou des officiers de police. Pas plus, d’ailleurs, que les parents des jeunes menteurs. « Un enfant qui ment affiche une expression faciale neutre », répond Kang Lee. Derrière cet écran, cependant, il éprouve une vague d’émotions mêlées : peur, honte, culpabilité, « et peut-être aussi un peu de plaisir à mentir ».

Face à un enfant qui ment beaucoup, faut-il s’inquiéter ? Xavier Seron suggère de « prêter attention à deux paramètres ». En principe, la fréquence des mensonges s’amenuise entre l’âge de 4 ans et l’adolescence. De plus, vers l’âge de 7 ou 8 ans, on voit apparaître les mensonges prosociaux dont la fréquence augmente, tandis que celle des mensonges antisociaux régresse. « Si ce n’est pas le cas, il faut se demander pourquoi l’enfant ment et consulter un bon psychologue », indique Xavier Seron.

Les enfants, par ailleurs, produisent davantage de mensonges lorsqu’ils sont placés dans des systèmes éducatifs autoritaires et punitifs. Quid des enfants qui produisent beaucoup de mensonges antisociaux ? Ils ont plus souvent des difficultés comportementales et présentent plus souvent des conduites délinquantes.

Qui ment ? Et à quel rythme ?

Diverses études ont chiffré la fréquence de nos mensonges. Les étudiants mentiraient dans près d’une interaction sociale sur trois ; et les adultes, dans une interaction sur cinq. C’est ce que suggère une étude américaine menée auprès de 77 étudiants et 70 adultes sélectionnés au hasard, qui devaient noter tout mensonge émis durant une semaine. Hommes et femmes mentaient à une fréquence comparable.

La question a été réexaminée chez 1 000 Américains adultes, représentatifs de différents âges et milieux socio-économiques. Verdict : ils mentaient en moyenne 1,65 fois par jour. Mais cette fréquence variait beaucoup selon les individus : 60 % indiquaient n’avoir émis aucun mensonge. La moitié des mensonges étaient émis par seulement 5 % des individus. Dans une troisième étude, 3 000 adultes britanniques de tous âges ont été interrogés par Internet. La plupart indiquaient mentir très peu ou pas du tout, mais moins de 10 % avouaient être des menteurs prolifiques. La fréquence des mensonges tendait à baisser avec l’âge. Enfin, il y avait plus d’hommes, surtout jeunes, parmi les menteurs prolifiques.

« Une vérité est un mensonge qui a longtemps servi », disait Edouard Herriot (1872-1957), ancien président du Conseil

Peut-on croire ces auto-évaluations ? Il semble que oui, suggère une étude hollandaise. Les auteurs ont interrogé des étudiants en psychologie : en moyenne, ils mentaient à la même fréquence que leurs camarades britanniques ou américains. Là encore, on distingue un sous-groupe de menteurs prolifiques, qui auraient des traits de personnalité psychopathique. Une partie de ces étudiants a accepté de participer à des expériences de laboratoire : ils devaient réaliser deux tâches où ils pouvaient tricher, leurs performances conditionnant un bénéfice financier. Résultats : ceux qui déclaraient le plus de mensonges dans les questionnaires étaient aussi ceux qui trichaient le plus – et inversement. Autrement dit, il semble que ces gens disent vrai à propos de leurs mensonges.

Certaines conditions, par ailleurs, favorisent le mensonge. Sans surprise, plus l’enjeu est important, plus la probabilité de mentir s’accroît chez des adultes. Dans une expérience, amusante, par ailleurs, on demandait aux participants de déclarer le niveau de performance qu’ils avaient atteint à des tests. Si la pièce était plongée dans la pénombre, ils mentaient davantage.

Le mensonge est parfois une arme professionnelle. « L’espionnage et le contre-espionnage, par exemple, exigent que l’on mente très bien », relève Patrick Clervoy. Quand on a des ambitions politiques aussi. « Une vérité est un mensonge qui a longtemps servi », déclarait Edouard Herriot (1872-1957), ancien président du Conseil. Le suffrage universel, en particulier, exige des promesses qui ne pourront souvent pas être tenues… Et que dire de la publicité ? Ses messages ne vantent-ils pas à l’excès les produits à vendre ?

Y a-t-il des personnalités plus douées pour le mensonge ?

L’art de bien mentir requiert quelques « qualités ». « Il y faut promptitude, esprit, mémoire, soins/Ne se brouiller jamais, et rougir encore moins », résume Corneille (Le Menteur, 1644). « Les grands menteurs, comme les grands pervers, sont très généralement des gens intelligents et habiles sur le plan social », relève Xavier Seron. Une étude suggère même l’existence d’une corrélation positive entre la créativité et l’habilité à mentir. Tyrannie des apparences : un bon menteur est aussi quelqu’un qui a une « bonne tête ». Une personne à l’air honnête sera considérée comme disant la vérité, qu’elle mente ou pas.

Il existe aussi des « menteurs pathologiques », ou « mythomanes », aux contours psychologiques mal connus. Leur existence s’est en grande partie construite autour de leurs récits affabulateurs. « Il semble que le mensonge pathologique se développe assez tôt, parfois dès l’enfance ou à l’adolescence, raconte Xavier Seron. La présence d’éléments traumatiques (décès d’un parent, abandon, placement dans un orphelinat…) pourrait jouer un rôle. »

Au moins trois facteurs cognitifs sont suspectés de favoriser ces mensonges maladifs : une fluence verbale élevée, un mode de pensée divergente, un quotient intellectuel (Q.I.) verbal supérieur à un Q.I. performance (capacité à raisonner et à élaborer des stratégies).

Quid du lien, enfin, entre mensonge et psychopathie, ce trouble de la personnalité (non reconnu dans les manuels de psychiatrie) caractérisé par un comportement antisocial, une absence de remords et un manque d’empathie ? Les psychopathes semblent avoir tendance à mentir assez souvent, tout en éprouvant peu de culpabilité et de peur d’être pris. Mais « cela n’en fait pas pour autant de bons menteurs », assure Xavier Seron.

Certaines lésions cérébrales peuvent-elles affecter la capacité à mentir ?

Oui. « Pour mentir, il faut savoir que ce que nous savons ne s’identifie pas à ce que notre interlocuteur sait, et vice versa », explique Lionel Naccache. Sans théorie de l’esprit, donc, impossible de mentir. Or plusieurs régions du lobe frontal jouent un rôle-clé dans cette capacité cognitive. Conséquence logique, « certains patients porteurs de lésions frontales ne savent plus mentir. Ils ne font plus le distinguo entre ce qu’ils pensent et ce que pourrait penser leur interlocuteur », observe le neurologue.

Pour mentir, il faut aussi être capable d’inhiber la réponse sincère pour lui en substituer une autre que l’on sait incorrecte. Il faut donc disposer d’un contrôle cognitif, là encore logé dans le lobe frontal. « Certaines lésions du lobe frontal provoquent des troubles du contrôle de la pensée et des actions », observe Lionel Naccache.

Des patients atteints de tels troubles ont souvent des propos ou des gestes désinhibés. Par exemple, « ils ont des difficultés à “mentir par omission”, c’est-à-dire à taire délibérément une chose qu’ils savent à propos d’une situation donnée ».

Pourquoi sommes-nous si volontiers dupes ?

Revenons à la ruse du coucou. Parent indigne, cet oiseau fait élever ses petits par d’autres espèces à plumes, comme les fauvettes. La femelle coucou épie les femelles de ses victimes pour pondre subrepticement dans leur nid. Ensuite, l’embryon parasite du coucou grandira plus vite que ceux de ses hôtes ; une fois éclos, il les poussera un à un par-dessus bord. Privée de ses propres petits, la femelle parasitée s’épuisera alors à nourrir le jeune imposteur.

Mais pourquoi est-elle aussi dupe ? Le psychiatre Patrick Clervoy parle d’un « effet fauvette » pour souligner ce fait : tout aigrefin vit aux dépens de ceux qui le croient. Cet effet est constitué de plusieurs éléments. On peut être crédule par opportunisme, cupidité, ignorance ou naïveté, par crainte ou faiblesse vis-à-vis de la flatterie.

Les théories du complot, par ailleurs, misent sur le narcissisme de leurs partisans : « Je suis plus malin que les autres, moi, je ne me fais pas berner ». Les fauvettes, enfin, sont parfois des gens désespérés. Pourquoi la femelle de cet oiseau s’obstine-t-elle à nourrir « son » coucou ? Parce que sinon, elle n’aurait plus rien. « Le mensonge peut aussi protéger du désespoir », souligne Patrick Clervoy.

Mais pourquoi ces flambées de « fake news » ?

Peut-être parce que dans nos sociétés occidentales, le poids de la religion a chuté. « Les “fake news” sont de nouvelles formes de religion. De vastes groupes s’assemblent autour d’elles, se reconnaissent, s’identifient et s’aiment, d’une certaine façon », estime Patrick Clervoy. Autre raison probable : plus les théories du complot prospèrent, plus elles témoignent d’une angoisse collective. L’ampleur des fabulations actuelles s’expliquerait aussi par la menace que fait peser la pandémie.

« À trop lutter contre le mensonge, on risque de l’enrichir » – Patrick Clervoy, psychiatre

Mais il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau. Durant la guerre du Péloponnèse, au Ve siècle avant notre ère, on avait prêté de fausses intentions à l’ennemi pour pouvoir l’attaquer. Et durant la première guerre mondiale, de folles rumeurs ont couru : les bouillons Kub auraient été des outils d’espionnage à la solde des Allemands…

Comment combattre ces fausses informations ? Pas si évident. D’une part, il est bien plus ardu de rétablir une vérité que de s’opposer à un mensonge. Surtout si le message falsifié est court donc percutant – comme sur Twitter. D’autre part, « à trop lutter contre le mensonge, on risque de l’enrichir », relève Patrick Clervoy. Un combat épuisant et contre-productif.

Dès lors, quelle serait la plus sage attitude : s’indigner face à l’omniprésence du mensonge ? Vaine posture. Prôner le scepticisme et la suspicion ? Dangereuse attitude. Ne l’oublions pas : « En France, en Russie, en Chine, au Cambodge… les purges révolutionnaires ont été des courses folles pour faire advenir une vérité qui n’existait pas. Cette quête aveugle a causé des millions de morts », rappelle Patrick Clervoy.

Nous sommes tous pris dans ce qu’il nomme « l’effet fauvette », en référence à l’oiseau dupé par le coucou : autrement dit, nous donnons vie aux mensonges parce que nous sommes crédules. L’important est d’en avoir conscience. S’il nous faut renoncer à connaître la vérité complète, nous pouvons la chercher. Et en débattre, pour dissiper quelques vilains gros mensonges.

Et pour les philosophes ?

Selon la tradition morale philosophique ou religieuse, le mensonge est un vice ou un péché. La loi, elle, punit divers types de mensonges : l’usage de faux, le non-respect des contrats dans le commerce, la fausse déclaration en justice…

« Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui », écrivait Benjamin Constant (1767-1830)

De nombreux philosophes ont eu une attitude duale, entre morale et pragmatisme, vis-à-vis du mensonge. Pour Platon et les stoïciens, certains mensonges sont interdits et d’autres permis. D’un côté, « leur rigorisme leur interdit de tromper d’aucune façon », mais de l’autre, « la sagesse leur recommande de tenir compte de la réalité », explique Xavier Seron. « Il peut ainsi être acceptable de mentir face à un ennemi, ou indiqué pour un médecin de ne pas dire la vérité à un patient. » Les philosophes laïques et chrétiens, par la suite, afficheront la même bipolarité : « une réprobation de principe du mensonge, suivie d’accommodements à visées utilitaires ou thérapeutiques ».

Augustin (354-430), lui, sera intransigeant : il condamnera même les mensonges anodins ou utiles. Avec une nuance : face à un tyran, par exemple, il peut être légitime de dissimuler la vérité. D’autres penseurs, dans la lignée d’Augustin, défendront la « doctrine des équivoques » : s’il est interdit de mentir, il est permis, dans certaines circonstances, d’exploiter les subtilités et ambiguïtés du langage.

Un célèbre débat sur le « droit de mentir » résume cette controverse. Il a opposé Benjamin Constant (1767-1830) et Emmanuel Kant (1724-1804). Kant « pensait qu’il n’y a jamais de mensonge innocent, même pour la bonne cause », explique la philosophe Marie-France Hazebroucq dans Mentir (Rue de l’échiquier, 2010). Pour lui, le mensonge viole le rapport entre l’homme, la parole et la réalité. Il fait perdre tout crédit à la parole donnée. Or sans le respect de cette parole, aucun contrat n’est plus valide – y compris le contrat social.

Face à Kant, Constant argumente : « Dire la vérité est un devoir. Qu’est-ce qu’un devoir ? L’idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d’un autre. Là où il n’y a pas de droits, il n’y a pas de devoirs. Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui. » En somme, conclut Marie-France Hazebroucq, « on aurait le droit de mentir pour rétablir le droit, contre la force qui nie le droit ».


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