par Frédérique Roussel publié le 4 mars 2021
La psychanalyste remonte aux origines des mouvements d’émancipation féministes et des minorités pour montrer que leurs idéaux originels ont, selon elle, été détournés vers un repli identitaire et le rejet de l’autre.
Timing parfait. Même si le livre d’Elisabeth Roudinesco n’a pas besoin de l’actualité pour faire parler de lui, il tombe en pleine polémique sur la demande d’un bilan sur «l’islamo-gauchisme» dans la recherche, de la ministre Frédérique Vidal. Un néologisme que l’historienne de la psychanalyse, par ailleurs opposée à toute chasse aux sorcières dans l’université, pourfend. «A qui fera-t-on croire que l’emploi insultant de l’expression “islamo-gauchisme” –comme celui d’”islamophobie” – serait de nature à élever le débat ?»interroge-t-elle dans le chapitre intitulé «Le labyrinthe de l’intersectionnalité». Elle considère que ce type de vocabulaire encourage les postures les plus extrémistes. Plus généralement, l’usage croissant de jargons et de nouveaux concepts démultipliés en néologismes, la hérissent. Une fois décrétés, ils font selon elle office de catéchisme et finissent par descendre dans la rue.
Elisabeth Roudinesco part en guerre contre les dérives identitaires. Au risque assumé de se faire taxer de réactionnaire, et en ne reculant pas devant des arguments qui seront immanquablement jugés provocateurs. Elle n’est pas sur son terrain coutumier de la psychanalyse, qu’elle a d’ailleurs toujours associé aux questions politiques. Si elle s’aventure dans la généalogie et l’évolution des mouvements féministes et postcoloniaux, cette figure intellectuelle qui affectionne le débat public et n’hésite pas à croiser le fer, s’est déjà exprimée sur le différentialisme, l’hystérisation de l’identité, la «détestable notion» de repentance. Loin d’être un pamphlet ou un texte d’humeur, même si on y sent tout du long un bouillonnement sanguin et le désir d’en découdre avec les Indigènes de la République par exemple, Soi-même comme un roi a été mûrement réfléchi et travaillé depuis plusieurs années. Il est nourri de nombreuses références et de débats qui ont agité la société française ces derniers temps, et il donne une belle place aux grands penseurs des années 70. La biographe de Freud (Seuil, 2014) est remontée à la source des mouvements d’émancipation féministes et des minorités nés aux Etats-Unis, en a reconstitué l’épiphanie, les fondements théoriques et les égarements. Sa thèse principale : leurs idéaux originels ont été détournés vers un repli identitaire et le rejet de l’autre.
Assignation identitaire
Avant d’aborder l’analyse copieuse des dérives des études de genre, de race, intersectionnelles, avec même un final sur les identitaires d’extrême droite (suprémacistes et autres adeptes de la théorie du «grand remplacement»), elle décrit la montée en puissance, depuis une vingtaine d’années, du phénomène d’assignation identitaire. C’est le signe d’une époque, dit-elle, où «chacun cherche à être soi-même comme un roi, et non pas comme un autre», en référence auSoi-même comme un autre (1990) du philosophe Paul Ricœur. Cette culture identitaire, réponse à l’affaiblissement de l’idéal collectif, à l’échec des régimes communistes et aux transformations de la famille, s’est amplifiée avec notre siècle. Avocate farouche du principe de laïcité, celle qui était en 1989 pour l’interdiction du foulard à l’école juge régressif «que de se réclamer d’une hiérarchie des identités et des appartenances». Si l’assignation identitaire permet à des minorités de s’affirmer, elle procède par un excès de revendication de soi, voire par un rejet des autres communautés. «Ainsi, loin d’être émancipateur, le processus de réduction identitaire reconstruit ce qu’il prétend défaire.»
Simple réactualisation de la tendance de la «microhistoire»
On pourrait voir dans les mécanismes de renversement qu’elle critique une position d’intellectuelle confrontée à une nouvelle génération, pour qui la différenciation permet de mieux décrire la société. La ligne de force qui traverse l’essai pose en effet que les théories féministes, décoloniales et intersectionnelles à vision émancipatrices ont été dévoyées vers «une régression normalisatrice». La notion de genre, forgée par les travaux littéraires, sociologiques et psychanalytiques des années 70 dans le sillage du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, visait à distinguer le sexe anatomique du genre en tant que construction sociale et psychique. Or elle sert désormais à conforter «une idéologie de l’appartenance normative qui va jusqu’à dissoudre les frontières entre le sexe et le genre». L’historienne estime ainsi que l’Etat ne doit pas céder à la revendication d’inscription d’un «genre neutre» dans l’état civil. De même, l’idée de «race», à travers le terme «racisé» a été remise en jeu par les études dites «postcoloniales», alors qu’elle avait été liquidée par les anticolonialistes français (Sartre, Derrida, Lévi-Strauss, Blanchot, Bourdieu, etc.), dont on dénie le rôle et qui sont parfois même récupérés par un discours identitaire.
Elle voit, dans les subaltern studies, destinées à donner la parole aux invisibles et dévoiler une autre histoire occultée par les récits nationaux, une simple réactualisation de la tendance de la «microhistoire» (notamment chez Carlo Ginzburg, Michel Foucault, Michelle Perrot). Elle attaque la culture de l’annulation (cancel culture) pour son refus de transmission mémorielle des luttes anticoloniales et sa traque de coupables. «Faut-il éradiquer les traces du passé en dégradant des statues, des bâtiments, des œuvres d’art qui ont été érigées par des colonialistes ou leur ont appartenu ? Faut-il censurer les livres, les pièces de théâtre ou les films, ou les interdire, voire les réinterpréter en fonction d’une vulgate identitaire nouvellement construite : genrée, non genrée, queer, décoloniale, racisée ? Et qui va décider de quoi ? Qui choisira de détruire quoi ? L’Etat, les sujets en souffrance, les foules en colère ? Qui va dénoncer qui ?» On ne s’étonnera pas qu’elle agite la nécessité du débat démocratique, fondé sur la parole.
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