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vendredi 5 mars 2021

Témoignages Violences conjugales : «Pourquoi les gendarmes ne l’ont-ils pas écoutée ?»

par Marlène Thomas et Elsa Maudet  publié le 4 mars 2021

Culpabilisation, manque d’empathie… Alors que «Libération» révèle les résultats de l’audit sur l’accueil des femmes victimes de violences dans les gendarmeries et commissariats, plusieurs concernées et leurs proches témoignent des difficultés rencontrées pour se faire entendre.

Dans la véranda de Lucien et Violette Douib, les aiguilles de l’horloge ne bougent plus. A tout moment du jour et de la nuit, il est 11h51. C’est à cette heure-là, le 3 mars 2019, que leur fille Julie a été tuée par balles à l’Ile-Rousse, en Haute-Corse. Pour ce meurtre, son ex-compagnon doit être jugé en juin. La trentenaire avait multiplié les allers-retours à la gendarmerie pour dénoncer la violence du père de ses deux garçons. En vain. Lors de son dernier déplacement, elle avait lâché : «Il faut qu’il me tue pour que vous me croyiez ?» Elle sera tuée par balles deux jours plus tard. Voilà donc deux ans que les époux Douib se battent pour que la lumière soit faite sur les dysfonctionnements qui ont mené à la mort de Julie. «Quand elle allait porter plainte, les gendarmes prenaient ça un peu à la rigolade. Ils n’ont pas été à l’écoute de tout ce qui s’est passé. J’ai besoin qu’on me dise pourquoi elle n’a pas été écoutée», réclame Lucien Douib. Sa mobilisation a été pour beaucoup dans l’organisation du Grenelle des violences conjugales, à l’automne 2019. Engagement avait alors été pris par le gouvernement de réaliser un audit de l’accueil des femmes dans les gendarmeries et les commissariats. Selon les résultats de sa deuxième édition, révélés ce vendredi par Libération, 90 % des victimes se disent satisfaites de la façon dont elles ont été reçues. Un résultat invraisemblable au vu des remontées de terrain ces dernières années.

Espaces ouverts, promiscuité, attente, bruit : les conditions d’accueil sont souvent peu adaptées à la libération de la parole, comme le souligne un rapport du Haut Conseil à l’égalité paru en octobre. L’an passé, Isabel, 36 ans, l’apprend à ses dépens. Alors qu’elle est enceinte, son conjoint l’aurait étranglée et jetée par terre, dans le but de provoquer une fausse couche. Elle est entendue par la brigade de protection de la famille, dans un commissariat parisien. «La porte du bureau était ouverte. Des personnes assises attendaient devant. Tout le monde m’a entendue.» L’une des deux policières «faisait des commentaires tout en appelant des gens qui ne payaient pas leur pension alimentaire». Céline Lolivret, amie d’enfance de Julie Douib et elle-même victime des assauts d’un ex-compagnon il y a une dizaine d’années, éprouve le même malaise : «Des gens étaient très proches derrière moi, j’avais honte de dire que je venais pour des violences conjugales.»

«Interrogatoire à charge»

Surmontant au mieux une situation plus qu’incommode, Isabel vit son audition comme un «interrogatoire à charge». «On m’a demandé pourquoi je n’avais pas avorté», dénonce-t-elle. Particulièrement «vulnérable» à plus de cinq mois de grossesse, elle s’effondre en larmes face aux interrogations culpabilisantes des agentes. «Quand quelqu’un pleure non-stop, on est humain, on fait une pause. Là, elles n’arrêtaient pas.» De son côté, après neuf mois d’enfer et de silence, à être frappée, violée et séquestrée, Tiphanie Bel ose enfin pousser la porte du commissariat de Denain (Nord), en 2015. Selon son récit, la policière face à elle «s’est mise à rigoler», considérant que les assertions de la jeune femme n’étaient que pure jalousie ou vengeance. Elle y retournera malgré tout une dizaine de fois. «Je me disais qu’à force, ils finiraient par en avoir marre et m’écouter», précise l’aide-soignante de 32 ans. A chaque fois, l’accueil est le même. On exige d’elle des preuves, on refuse de prendre ses plaintes, alors que c’est illégal. Dans ce climat délétère, Tiphanie Bel n’évoque «que» les violences psychologiques et physiques, ainsi que les dégradations matérielles. «Je n’ai pas parlé de séquestrations ni de viols parce que je n’étais pas en confiance», se souvient-elle. Elle essaye pourtant bien de mettre ses interlocuteurs sur la piste : «Je disais qu’il me forçait dans les moments d’intimité.» Ça ne fait pas tilt.

Victime elle aussi de viols conjugaux, Maëva (1), 19 ans, rencontre l’an dernier des difficultés à détailler les faits aux gendarmes. Face à cette jeune fille appelant à l’aide, ils «soupirent à certaines de [s] es réponses», pointant sans cesse ses «hésitations». «Il va falloir nous dire la vérité, vous êtes totalement incohérente», estiment-ils, de toute évidence pas sensibilisés aux troubles psycho-traumatiques et à l’amnésie partielle ou totale pouvant en résulter. Niant le crime en lui-même, «ils m’ont aussi dit que s’il m’avait un peu forcée et que j’avais accepté la relation, ce n’était pas grave, que dans tous les couples c’était comme ça», raconte-t-elle. Les gendarmes vont jusqu’à suggérer qu’elle manquerait de libido. A plusieurs reprises, on tente de la dissuader de porter plainte sous peine d’être poursuivie pour diffamation. Maëva hésitera longuement à la retirer. «J’avais vraiment l’impression d’être reçue comme la coupable», déplore-t-elle en décrivant «un milieu machiste où on remet toujours en question la parole de la femme comme si elle mentait par essence». L’un des gendarmes se transfigure lors de sa deuxième audition sous l’œil attentif de son avocate. Sourires, ton mielleux. A l’en croire, il frôle presque l’excès de zèle obséquieux.

Lucien Douib aussi expérimente cette dualité de comportements. Avant d’être tuée, Julie, sa fille, est perçue comme une habituée de la gendarmerie ; comme on le dirait d’un client de bar régulier. Elle porte plainte cinq ou six fois, fait plusieurs signalements. Elle est accueillie par des «encore ?» et autres «c’est pas fini votre histoire Lui, à l’inverse, est bien reçu, écouté. Il dépose autant de plaintes que sa fille contre son gendre, pour menaces de mort. «C’est parce que j’étais un homme qu’ils prenaient ça au sérieux. Je pense que toutes les réponses qui ont été faites à Julie venaient du fait que c’était une femme, et une femme trop gentille», analyse le sexagénaire.

«Je pensais que j’étais coupable autant que lui»

Quand les victimes ne sont pas moquées, elles peuvent tout bonnement être éconduites. «Ce n’est ni le jour ni l’heure», se voit ainsi répondre Céline Lolivret lors de sa première tentative. Le lendemain, une autre policière lui assène : «Une plainte ne sert à rien, il faut déposer une main courante car vous continuez d’aller vivre chez lui.» «C’était comme si je consentais à ses agissements»,s’indigne l’aide-soignante de 36 ans. Désemparée, elle dépose cette main courante. «Je me suis dit : “Personne ne peut m’aider, même pas la police”» alors j’ai baissé les bras.» A Denain, les policiers conseillent carrément à Tiphanie Bel d’arrêter de venir. «C’est ce que j’ai fini par faire, dit-elle. Je pensais que j’étais coupable autant que lui, qu’il fallait que je passe à autre chose.» Elle repoussera la porte du commissariat quand elle apprendra qu’une autre femme se trouve entre les griffes du même homme. Là seulement, elle tombe sur un officier de police judiciaire compétent. «Je me suis dit qu’une femme serait plus compréhensive, mais c’est un homme qui m’a écoutée», glisse-t-elle. Son agresseur sera finalement condamné à dix-huit ans de prison et, lors du procès, l’avocat général lui présentera des excuses pour la façon dont elle a été traitée.

Isabel découvre avec stupeur durant son audition que son ex-conjoint, père de deux enfants, a déjà été condamné pour violences conjugales un an auparavant. Avant de se voir rétorquer par l’une des policières : «Je ne comprends pas pourquoi vous vous mettez dans un état pareil, il a des enfants, il n’a pas envie d’aller en prison, il ne va pas vous tuer.» Une sous-évaluation criante du danger, malgré l’outil de détection des signaux d’alerte mis à la disposition des forces de l’ordre depuis novembre 2019, que Céline Lolivret a participé à construire. Dans un ultime affront, la police accepte même la plainte de l’ex-compagnon pour violences conjugales. Elle sera classée.

Après six mois d’acharnement à dénoncer la violence de son ex aux autorités, Julie Douib interroge un gendarme : que sont devenues les plaintes que son père et elle ont déposées ? Elle découvre alors, effarée, qu’elles ont toutes été classées sans suite. «Je n’arrive pas à comprendre comment on peut classer dix ou douze plaintes sans prévenir la victime. Moi, j’ai eu un problème de prud’hommes, dix jours après je recevais une lettre du procureur pour m’en informer. C’est inadmissible», tonne Lucien Douib. Même tarif pour Maëva : fin février, elle apprend que sa plainte est classée sans suite, et ce, sans attendre la confrontation initialement prévue et repoussée par la plaignante pour des raisons de santé.

«Des personnes censées nous protéger se retournent contre nous»

Depuis le décès de Julie, aucun des gendarmes qui ont reçu la victime ne s’est manifesté auprès de ses parents. «J’aimerais que le chef de la brigade, même si ce n’est pas le même, vienne me dire : “On a fait une erreur”» lâche le père. Isabel, elle, a pleuré non-stop la semaine qui a suivi son accueil désastreux. Elle évoque un réel «choc post-traumatique», qui a nécessité une prise en charge médicale. «C’est un tel choc que des personnes censées nous protéger se retournent contre nous», juge-t-elle. Céline Lolivret a quant à elle vu les violences s’aggraver après sa main courante. Comme un rituel, chaque jour à la même heure, son conjoint la frappait. Malgré ce calvaire quotidien, elle n’est jamais retournée porter plainte et n’a pu compter que sur son courage pour fuir. La perte de confiance en elle s’est couplée à une méfiance envers les forces de l’ordre : «J’ai la crainte d’aller dans un lieu où on ne m’a pas entendue, même pour des papiers perdus.» Céline Lolivret surpasse toutefois son appréhension pour accompagner d’autres victimes dans leur démarche de plainte. Une sororité prenant pour elle la forme d’une thérapie. «Grâce à ma force de caractère, j’ai pu m’en sortir toute seule, mais j’aurais pu mourir», observe-t-elle. Comme son amie Julie.

(1) Le prénom a été changé.


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