par Jean Baubérot, sociologue, membre du groupe Sociétés Religions Laïcités (CNRS-EPHE-PSL) publié le 27 février 2021
La polémique actuelle rappelle de vieux clivages, rappelle le sociologue Jean Baubérot. En 1905, les débats sur la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat divisaient déjà la France sur la place de la religion.
Nous sommes imprégnés par une vision linéaire de l’histoire. Les anciens la voyaient plutôt de façon cyclique. Je propose la métaphore de la spirale, car l’historien sait bien que les contextes changent et, pourtant, il ne peut s’empêcher de trouver des airs de «déjà-vu» aux polémiques du présent.
Il en est ainsi de l’accusation récurrente d’«islamo-gauchisme» qui devient aujourd’hui un blâme d’Etat, un stigmate officiel. Cette expression m’en évoque une autre, de structure identique, celle de «socialo-papalin», utilisée en 1905 pour disqualifier le trio socialiste Briand, Jaurès et Pressensé (président de la Ligue des droits de l’homme), lors des débats parlementaires sur la séparation des Eglises et de l’Etat.
La République a la mémoire qui flanche et on a oublié à quel point la séparation de 1905 a divisé les républicains. Un député fustigeait la «macédoine de séparations» qui s’opposaient entre elles. Majoritaire à gauche, le parti radical (et son redoutable polémiste Clemenceau) trouvait les propositions de Briand, rapporteur de la commission parlementaire, beaucoup trop conciliantes envers le catholicisme romain. L’adjectif «romain» a son importance, car une double dénonciation était effectuée : céder à un catholicisme rétrograde (au lieu de favoriser un «catholicisme républicain»), livrer le catholicisme français au pape, «souverain étranger».
Combat politique contre la République
Dans cette optique, ceux qui promettaient le paradis sur terre s’alliaient avec ceux qui le situaient au ciel pour nuire à la France laïque : les «socialo-papalins» ressemblaient fort aux «bourgeois de Calais», pour aller, «corde au cou», offrir au pape une séparation qui, sous couvert de «libéralisme», accentuait les «privilèges» de l’Eglise catholique, en lui donnant des avantages qu’elle n’avait jamais eus, y compris sous la monarchie.
Si, dès le départ, le projet de loi d’Aristide Briand avait suscité de fortes réserves chez les radicaux, la polémique s’enfla, fin d’avril et durant tout le mois de mai, suite à l’adjonction dans l’article 4 de la loi – celui qui dévolue les biens, «nerf de la guerre» – d’une phrase trouvée dans la législation américaine. Celle-ci donne au catholicisme les garanties qu’il souhaitait. L’ajout est voté par la droite monarchiste ou catholique, le centre, une part du centre gauche et des socialistes contre la majorité de la gauche : c’est la «coalition socialo-papaline» qui donne un «trésor de guerre» à Rome dans le «combat politique» qu’elle mène contre la République.
Briand, assumant de rendre la loi «acceptable pour l’Eglise», ne répond pas à la campagne de presse qui se déchaîne contre ses amis et lui. Jaurès, par contre, proteste contre cette tentative de «l’avilir»et dénonce «l’aigreur des hommes et des choses». Il n’en reste pas moins qu’après une tentative de revanche ratée (avec un «article 6 bis» avorté, mystérieusement oublié par l’historiographie !), au cours du mois de juin le projet de loi est encore libéralisé. Le 3 juillet, lors de la dernière séance à la Chambre, Briand se retrouve isolé : seul le centriste Deschanel parle élogieusement de la loi. Vice-président de la commission, le radical-socialiste Jean Bepmale l’attaque à un point tel que la droite, ravie, demande l’affichage de son discours, ce qui entraîne un rétropédalage piteux de son auteur. La gauche vote le texte en promettant de le durcir ; en fait devant l’interdiction faite aux catholiques, par le pape Pie X, d’appliquer la loi, elle va encore l’adoucir, sous la direction de Briand et… de Clemenceau.
Devoir d’ignorance
Comparaison n’est pas raison et, pourtant, nul hasard si, de la dénonciation des «socialo-papalins» à celle des «islamo-gauchistes» (en passant par les «judéo-bolchéviques» des années 30), le même type d’expressions injurieuses resurgit et que le pseudo «devoir de mémoire» devient devoir d’ignorance, dès qu’il s’agit d’histoire de la laïcité. Lacune comblée par une inversion des jugements de valeur : les adversaires de Briand et de Jaurès sont maintenant traités par un historien très républicain d’«anticléricaux sectaires» ! Le CNRS peut donc organiser un concours pour imaginer quels termes seront utilisés au XXIIe siècle afin de qualifier les propos «islamo-gauchophobes».
Quant à moi, je n’ai nulle envie d’inverser les rôles et de jouer au chevalier du bien. Si l’engagement peut avoir une valeur heuristique pour le savoir (qui avait raison : les historiens de 1900 qui parlaient de «suffrage universel» ou les féministes qui affirmaient qu’il ne l’était pas ?), dès que la militance génère un régime de vérité et d’intolérance, elle devient contreproductive du point de vue de la connaissance. Et donc toutes les «dérives qui voient la morale, l’émotion, l’attaque personnelle remplacer la réflexion, l’argumentation, l’intelligence collective», dont aucun courant de pensée n’est a priori indemne, doivent être combattues.
Mais là encore, n’ayons pas une mémoire trop sélective. L’exemple type d’hystérisation du débat intellectuel, d’un primat de l’indignation date de la fin du XXe siècle. Rappelons-nous, en 1989, un fameux manifeste dénonçait le «Munich de l’école républicaine»,et il ne s’agissait pas du fait que cette école accroît les inégalités sociales au lieu de les diminuer. Rappelons-nous Elisabeth Badinter à propos du projet de loi sur la parité homme-femme : «Laissons entrer le particularisme dans la définition du citoyen et nous vivrons une sinistre cohabitation de ghettos différents. Je ne veux pas du communautarisme.» En 2000, la loi sur la parité a été adoptée et, depuis plus de vingt ans, nous vivons donc dans le pire«communautarisme» qui soit. Pourtant, il y a toujours des inégalités de salaire, il y a #MeToo : bizarre, vous avez dit bizarre, comme c’est bizarre !
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