par Elsa Maudet publié le 27 février 2021
En 2001, Loana fait son entrée dans Loft Story. Paul Sanfourche a 16 ans. L’adolescent est fasciné par cette bimbo qui a osé l’impensable : coucher avec un homme devant des caméras de télévision. Et qu’importe si Jean-Edouard est autant impliqué qu’elle : c’est Loana qui est montrée du doigt, raillée, rabaissée. Car c’est une femme, blonde peroxydée à la poitrine refaite, a fortiori.
En 2021, Paul Sanfourche a 35 ans. Le journaliste vient de publier au Seuil Sexisme Story : Loana Petrucciani, une enquête ultra-documentée sur la première star de télé-réalité française, abordée sous le prisme du sexisme. Car Loana a vécu avec un père violent envers sa mère et elle et incestueux, puis a elle-même été victime de violences conjugales. Elle a façonné son corps pour répondre aux exigences masculines, a subi des violences obstétricales, a été utilisée par l’industrie du divertissement à des fins commerciales. S’appuyant sur de nombreuses références journalistiques et sociologiques et des entretiens avec les acteurs de l’époque, ainsi qu’avec la principale intéressée, Paul Sanfourche décortique les mécanismes médiatico-patriarcaux qui ont fait de Loana l’icône controversée qu’elle est.
Pourquoi avez-vous estimé que Loana était une bonne porte d’entrée pour parler de sexisme et de féminisme ?
Ce sont les propos de [la militante anti-grossophobie] Daria Marx dans le livre de Gabrielle Deydier, On ne naît pas grosse, qui est l’électrochoc : à 20 ans, bimbo, Loana est raillée et rejetée pour son corps, et à 40 ans, obèse, c’est la même chose, en plus violent d’ailleurs. Je me dis que cette mise au pilori de la société est sans doute significative de quelque chose. Je commence à me renseigner et je me rends compte à quel point Loana est centrale dans toutes les questions de violences faites aux femmes et que ça n’a jamais vraiment été relevé. On l’a vue comme une Cosette, comme une espèce de blonde de la piscine, en gros la coconne qui a fait de la télé-réalité, mais on n’a jamais vu à quel point son parcours était significatif de la domination masculine. C’est un marqueur de sa vie. A l’époque de #MeToo, où on a tendance, et à raison, à revisiter certains de nos mythes et de nos référents culturels, elle est passée totalement à côté de cette vague. Elle est restée dans son image des années 2000 et les années 2010, 2020 n’ont pas fait évoluer ce regard.
Si elle avait émergé aujourd’hui, ça aurait été différent ?
Je pense qu’on serait plus éveillés à tout un tas de signaux qui étaient présents avant même son entrée dans le Loft et à sa sortie. On aurait sans doute retenu un peu plus les coups, la production aurait sans doute fait un peu plus attention à elle aussi.
Nombre de candidates de télé-réalité d’aujourd’hui ont été victimes de violences conjugales, les rapports hommes-femmes dans ces émissions peuvent être violents, et tout ça n’a pas l’air de poser problème.
La logique est sans doute encore poussée plus loin parce que ce sont des programmes plus trash et moins coûteux que le Loft. Dansla Villa des cœurs brisés 4 [émission diffusée depuis 2015 sur TFX, ndlr], à laquelle Loana a participé en 2019, on lui présente un prétendant qui est une caricature de masculinité. En faisant une recherche extrêmement sommaire sur Facebook, je trouve sur son profil des éléments très significatifs de quelqu’un qui véhicule des clichés sexistes, même des images violentes envers les femmes. Eh bien, c’est le candidat qu’a choisi la production pour le présenter à Loana, une victime toute sa vie de violences conjugales et patriarcales. Cette télévision-là est encore très loin d’avoir atteint le stade post-#MeToo.
A l’époque du Loft, dites-vous, vous étiez adolescent et marchiez à fond dans l’image que la production avait façonnée de Loana.
C’est le deuxième électrochoc de la phrase de Daria Marx : je me souviens de mes 16 ans face au Loft et de mon absence totale d’empathie envers Loana. Elle ne m’intéressait pas autrement que pour son corps et pour cette histoire de sexe avec Jean-Edouard. A ce moment-là, la France se polarise entre les pro et les anti-Loana : est-ce qu’elle est trop vulgaire ? Ou à l’inverse, est-elle sentimentale et fleur bleue ? Le corps de Loana devient un objet politique dont tout le monde s’empare. Après le Loft, tout ce que j’ai pu suivre d’elle, de manière assez distante, provoquait chez moi une sorte de légère condescendance, avec un peu de pitié. Je passais totalement à côté de qui elle était. Alors qu’elle est l’une des victimes les plus criantes du monde du spectacle, de la société médiatique et sexiste.
«Dans les années 2010, Loana devient une espèce d’objet que les producteurs prennent pour essayer de relancer leurs émissions. On l’utilise comme on peut pour essayer d’orchestrer un come-back médiatique. En fait, elle a besoin de soins de longue durée.»
— Paul Sanfourche
Depuis vingt ans, Loana n’est qu’une marionnette dans les mains de l’industrie du divertissement ?
Ce n’est pas qu’une marionnette parce qu’elle a quand même un rôle actif. Ce qui est sûr, c’est que c’est plus facile d’avoir une forme d’indépendance tant que tu es au firmament. Quand, en revanche, tu commences à décliner, tu es beaucoup plus à risque d’être récupérée, utilisée, exploitée par des productions. Dans les années 2010, Loana devient une espèce d’objet que les producteurs prennent pour essayer de relancer leurs émissions. On l’utilise comme on peut pour essayer d’orchestrer un come-back médiatique. En fait, elle a besoin de soins de longue durée [pour ses problèmes d’addiction et ses troubles psychologiques], et c’est tout. Mais elle est aussi à la recherche de cette médiatisation-là. Je fais le parallèle avec les dealers, qui disent «nous, on fournit le produit mais les gens sont libres de le consommer». Non, il y a quand même une responsabilité morale à proposer le produit.
Vous écrivez que de nombreuses personnes ont gagné de l’argent grâce à elle pendant des années. Vous-même vendez un livre à son sujet : comment vous positionnez-vous par rapport à ça ?
A partir du moment où j’écris un livre sur Loana, je le fais dans l’optique qu’il se vende et je suis aussi payé pour ça. Il y a quand même l’énorme nuance du monde du livre, qui est sur un marché plus ténu. J’ai touché 5 000 euros d’à-valoir, pour un an de travail, donc une somme assez modique ; clairement, je n’ai pas été intéressé par l’aspect financier en me lançant. Et le fait de sortir un livre, avec un temps long et un nombre de lecteurs relativement restreint, ce n’est pas exactement pareil que d’exposer Loana dans un documentaire qui va faire 1 million, 2 millions de téléspectateurs. La caméra a quelque chose de beaucoup plus cruel que le prisme d’un auteur qui va avoir le temps de réfléchir sur ses pages et de produire quelque chose de plus distancié et nuancé.
Pourquoi avoir fait un travail aussi documenté, fouillé, sur un sujet qui pourrait paraître très léger ?
Il ne fallait pas que ce soit une ultime récupération de Loana. Elle a fait l’objet de tout un tas de stéréotypages commerciaux pour vendre des produits autour d’elle. Je voulais faire un récit plus complexe. Quand j’en parlais autour de moi, il y avait beaucoup d’incompréhension, ça paraissait trivial. J’ai fait un maximum de parallèles avec des textes de sociologie pour qu’on comprenne bien ce qu’elle avait de significatif et de symbolique. Elle est au carrefour de toutes les violences faites aux femmes.
Le fait d’écrire sur la domination masculine en étant un homme vous a-t-il posé question ?
Plus je lisais des écrits féministes, plus j’étais amené à me questionner sur mon positionnement en tant qu’homme, avec le risque de faire du mansplaining [le fait que des hommes expliquent aux femmes d’un ton péremptoire ce qu’elles savent déjà]. Je suis un homme qui parle d’une femme, c’est irréductible. Donc il fallait m’exposer, exposer mes écueils, mes doutes, mes erreurs, même parfois mes petits coups de ruse journalistiques. J’ai préféré le montrer et en faire un élément du récit et de l’enquête journalistique.
Ce travail vous a-t-il fait avancer sur votre masculinité ?
Oui, à partir du moment où on passe un an à travailler sur ces questions-là, où on se documente sur la manière dont la domination masculine peut briser une vie, forcément se posent des questions sur notre place en tant qu’homme, et en tant qu’homme parmi les hommes. Toute cette solidarité masculine qui consiste en des rires de vestiaire, à s’en payer une bonne tranche sur le dos des femmes, on peut feindre de croire que ça n’a pas de répercussion, que c’est seulement dans le cadre du second degré entre amis, mais non, ça a des conséquences réelles et désastreuses pour les femmes. C’est difficile de rentrer dans cette complicité-là. J’ai l’impression que ce livre m’a davantage donné un nouveau regard sur les hommes que sur les femmes. D’où viennent toute cette colère et toute cette haine envers Loana ? Principalement des perceptions sexistes sur les corps des femmes. A partir du moment où l’on commence à déconstruire ça, on a envie d’agir, de remettre en cause cette pseudo-solidarité masculine qui est une complicité et une agression à bas bruit envers les femmes.
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