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jeudi 4 mars 2021

« Les enfants sont rois », de Delphine de Vigan : quand une mère influenceuse met en scène sa famille sur YouTube

Par  Publié le 4 mars 2021

Dans son nouveau roman publié le 4 mars, l’écrivaine ausculte les conséquences de la télé-réalité sur la vie familiale.

Delphine de Vigan, le 10 février.

« Les enfants sont rois », de Delphine de Vigan, Gallimard, 352 p.

Qui a déjà lu Delphine de Vigan sait d’emblée que le titre de son nouveau roman, Les enfants sont rois, relève de l’antiphrase. Chez elle, les adultes ont généralement beaucoup trop à faire avec leurs soucis et leurs chagrins pour se préoccuper de leurs rejetons.

Dans No et moi (JC Lattès, 2008), la jeune narratrice avait perdu sa sœur et devait se débrouiller avec des parents accaparés par leur deuil ; dans Les Loyautés (JC Lattès, 2018), Théo, 12 ans, s’enivrait au collège pour supporter les secrets et les responsabilités que son père et sa mère faisaient peser sur lui – et la seule de ses enseignants à percevoir son mal-être se trompait sur les causes, aveuglée par les traumatismes de sa propre enfance ; l’amitié au cœur des Gratitudes (JC Lattès, 2019) entre une jeune et une vieille femmes s’était nouée au temps où, petite, la première avait trouvé refuge chez la seconde, sa voisine.

La famille Diore sur « Happy Récré »

« Les enfants sont rois », c’est ce que dit, et pense, probablement, Mélanie Claux qui met en scène son fils, Sammy, et sa fille, Kimmy, depuis leur plus jeune âge, sur une chaîne YouTube regardée par des centaines de milliers de personnes. Abreuvée de télé-réalité depuis l’adolescence – elle avait 17 ans lorsque l’émission « Loft Story » fut diffusée pour la première fois, en 2001 –, Mélanie en connaît les codes, la fascination que génèrent les images, et en parle naturellement la langue, faite de poncifs et d’hyperboles exclamatives.

Abreuvée de télé-réalité depuis l’adolescence, Mélanie en connaît les codes et en parle naturellement la langue, faite de poncifs et d’hyperboles exclamatives

De partenariats rémunérés en habiles « placements produits », la chaîne « Happy Récré » génère beaucoup d’argent et fait de la famille Diore (Mélanie a renoncé à prendre le nom de son époux quand elle a compris qu’elle ne pourrait faire retirer le malencontreux « e » final) des célébrités, même si la plupart des adultes l’ignorent.

Ce sont essentiellement des enfants qui regardent, happés, les virées dans les magasins ou les fast-foods de Kimmy, Sammy et leurs parents, leurs séjours dans des parcs d’attractions, leurs séances d’« unboxing », cette activité qui consiste à ouvrir des paquets envoyés par des marques aux influenceurs, une sorte de téléachat réinventé.

Un jour de 2019, alors qu’elle n’est exceptionnellement pas devant la caméra du téléphone maternel, Kimmy, 6 ans, disparaît pendant une partie de cache-cache. L’une des enquêtrices mises sur l’affaire est Clara Roussel, même âge que Mélanie, trajectoire différente, présentant un goût prononcé pour l’ombre.

En imaginant demain

Les enfants sont rois se pare ainsi des atours du thriller, ce genre dont Delphine de Vigan avait livré une version madrée, très réussie, dans D’après une histoire vraie (JC Lattès, 2015, prix Renaudot), tout en s’inscrivant dans la lignée des romans « sociétaux » (No et moi, Les Heures souterraines – JC Lattès, 2009) qui ont assis son aura d’écrivaine avant que l’autobiographique Rien ne s’oppose à la nuit (JC Lattès, 2011) ne fasse d’elle un phénomène d’édition.

Ici, la fiction traite d’aujourd’hui en imaginant demain, puisqu’une fois l’affaire de la disparition de Kimmy résolue, le lecteur se retrouve projeté, sans effets de manches ou effets dystopiques exagérés, en 2031, quand les enfants grandis devant le public deviennent des adultes.

La veine du polar correspond particulièrement bien à la télé-réalité et à ses avatars youtubesques qui forment le cœur des Enfants sont rois : dans les deux cas, la tension entre ce qui est montré et ce qui est caché est nodale. La forme de l’enquête permet la cohabitation du récit traditionnel, essentiellement rapporté à travers les yeux de Clara, et de procès-verbaux divers, qui donnent accès à certains éléments de l’affaire. De quoi maintenir et relancer le suspense, tout en initiant le lecteur béotien aux arcanes du système des « enfants influenceurs » (ce qui amène quelques passages un peu pesamment didactiques).

Mais, au fond, le personnage central du roman s’avère être Mélanie, cette femme qui semble révéler tout d’elle-même et de sa vie, du petit déjeuner au coucher, mais qui demeure impénétrable. La phrase de Delphine de Vigan tourne autour d’elle, des clichés qu’elle débite, mais il reste impossible de savoir si elle peut avoir ou non conscience de la violence imposée à son fils et à sa fille, si elle est âpre au gain ou occupée à restaurer les failles de sa jeunesse, sans voir le mal qu’elle leur fait. C’est un roman qui parle autant des enfants que l’on exhibe que de celui que chacun cache à l’intérieur de lui.

EXTRAIT

« Une troisième hypothèse effleura Clara : cette femme n’était ni une victime ni un bourreau : elle appartenait à son époque. Une époque où il était normal d’être filmé avant même d’être né. Combien d’échographies étaient publiées chaque semaine sur Instagram ou ­Facebook ? Combien de photos d’enfants, de famille, de selfies ? Et si la vie privée n’était plus qu’un concept dépassé, périmé, ou pire, une illusion ? Clara était bien placée pour le savoir. Nul besoin de se montrer pour être vu, suivi, identifié, répertorié, archivé. La vidéo­surveillance, la traçabilité des communications, des déplacements, des paiements, cette multitude d’empreintes numériques laissées partout avaient modifié notre rapport à l’image, à l’intime. A quoi bon se cacher, puisque nous sommes si visibles, semblaient dire tous ces gens, et peut-être avaient-ils raison ? »

« Les enfants sont rois », page 226

Signalons, de la même autrice, la parution en poche des « Gratitudes », Livre de poche, 192 p.


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