par Tomas Statius. publié le 1er mars 2021
Manque d’éducateurs, multiplicité des tâches, défaut d’accompagnement, hébergement à l’hôtel fréquent… Dans un des départements les plus riches d’Ile-de-France, le suivi des mineurs isolés, très déficient, est dénoncé par des magistrats et des travailleurs sociaux.
Ce n’est pas rien de mettre en cause l’institution qui est chargée de vous protéger. C’est pourtant ce qu’a fait Yaya (1), le 28 février 2020. Le jeune Guinéen, 16 ans, est sous la responsabilité du département des Hauts-de-Seine depuis qu’un juge l’a reconnu mineur un an plus tôt. Sauf qu’en cet hiver 2020, plus rien ne va. Yaya ne reçoit plus ses 100 euros mensuels destinés à payer son pass Navigo (pour utiliser les transports en commun) ou laver ses vêtements. Il n’a pas d’autres revenus. «Pour la nourriture, j’ai une carte qui me permet de manger des kebabs», explique le jeune homme à l’agent de police judiciaire qui recueille sa plainte contre X pour «délaissement d’une personne incapable de se protéger», que Libération a pu consulter.
Le snack est installé au pied de l’hôtel dans lequel il loge à Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis, là où il a été installé par le département des Hauts-de-Seine. Ce dernier, parfois, noue des partenariats avec des restaurants proches des lieux de vie des enfants placés. Ce régime alimentaire, qui ferait pourtant envie à n’importe quel ado, est incompatible avec la maladie du foie que le jeune garçon a contractée des années plus tôt. Les kebabs le rendent malade. Son état se dégrade, fait valoir son avocate. Il faut agir vite.
Sauf que l’assistante sociale censée s’occuper du garçon est aux abonnés absents. «Elle est censée m’appeler et venir me voir de temps en temps», s’étonne ce dernier. Plusieurs fois, Yaya s’est rendu au siège de la cellule «mineurs non accompagnés» du département des Hauts-de-Seine, à Nanterre, pour obtenir des réponses, ou à défaut un rendez-vous. Sans succès. Le vigile ne l’a même pas laissé passer la porte. Le 19 février 2020, le juge des enfants adresse finalement un courrier à l’Aide sociale à l’enfance (ASE) dans lequel il s’inquiète de sa situation. La réaction ne se fait pas attendre : le mineur isolé obtient un rendez-vous avec sa référente… mais à l’écouter, la discussion ne prend pas le tour qu’il aurait espéré. «Elle était agressive avec moi en me disant que si je voulais jouer à informer le juge, elle pouvait aussi l’informer que j’avais amené une personne dans ma chambre», relate le jeune garçon. C’est interdit. Yaya le sait. «C’était un camarade de classe. Il est venu deux heures pour faire ses devoirs.»
Les anciens agents de l’ASE doivent se muer en grands généralistes
Dans les Hauts-de-Seine, l’ASE est au bord de la crise de nerfs. «Il vaut mieux qu’un enfant reste chez lui plutôt que d’être placé chez nous, confie Marie, éducatrice depuis une vingtaine d’années. Aujourd’hui, le niveau de violence institutionnelle est inimaginable.»C’est aussi le constat que fait un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) rendu public le 12 janvier 2021. Dans les Hauts-de-Seine, on manque cruellement d’éducateurs et le suivi proposé au jeune est «défaillant», notent les inspecteurs. Marie et ses collègues ne disent pas le contraire. Ils suivent en moyenne près d’une cinquantaine de dossiers en simultané.
Les conditions d’hébergement pour les enfants placés sont, elles, qualifiées de «médiocres» par l’Igas. Au moins un tiers des jeunes sont logés à l’hôtel, soit 600 personnes. «Nous allons inscrire dans la loi l’interdiction du placement des enfants dans les hôtels», a assuré Adrien Taquet, secrétaire d’Etat chargé de l’Enfance et des Familles, lors d’un débat télévisé organisé à l’issue d’un documentaire de France 3 sur la situation des enfants placés. Ce dernier revenait longuement sur la situation dramatique des Hauts-de-Seine. Ce n’est pourtant pas le tour pris par le département. Un document interne envoyé à la fin du mois de janvier 2021 à l’ensemble des salariés, que Libération a pu consulter, indique que ce type de placement va se prolonger et même s’institutionnaliser via le recours à deux centrales de réservation et la mise en place d’un «accompagnement sociomédico-éducatif modulable» au sein même des hôtels. Contacté par Libération, le département des Hauts-de-Seine n’a pas donné suite à nos multiples demandes d’interview.
Pour tenter de comprendre les difficultés de l’Aide sociale à l’enfance dans le département, il faut revenir deux ans en arrière. Depuis une réforme menée en 2019, le service, tout comme ses agents, est fondu au sein d’une nouvelle entité appelée le «Service des solidarités territoriales». Les anciens agents de l’ASE, à l’aune de ce changement de doctrine, doivent se muer en grands généralistes, capables de passer des dossiers de protection maternelle et infantile (PMI) au suivi des administrés en situation de grande précarité. Objectif du département : créer des synergies entre les pôles et permettre une meilleure prise en charge des «situations», indique un compte rendu du comité technique.
«Des placements à l’hôtel pour de très jeunes enfants se multiplient»
«Le suivi social, on n’y connaît rien. Ce n’est pas notre cœur de métier», affirme Sophie, éducatrice à l’ASE depuis une dizaine d’années. Ce changement institutionnel n’est pas sans conséquence sur les enfants, qui se retrouvent souvent ballottés face à des éducateurs moins aptes à assurer le suivi qu’ils devraient pourtant leur proposer. «Tout le monde sait que dans les Hauts-de-Seine, l’ASE fonctionne très mal. Ce qui est un comble : c’est quand même le deuxième département le plus riche de France», fait valoir de son côté Maître Isabelle Clanet, coordinatrice du barreau des mineurs pour le département.
Fait rare : en décembre 2019, le président du tribunal de grande instance de Nanterre et le procureur de la République d’un côté, et Vincent Maurel, le bâtonnier des Hauts-de-Seine, de l’autre, se sont ouverts de la situation dans deux lettres au patron du conseil départemental, Patrick Devedjian, mort depuis. Les deux textes pointent le manque de suivi, la multiplication des placements de jeunes à l’hôtel ainsi que les conditions sanitaires dégradées. Les magistrats s’inquiètent, plus précisément, de «l’effectivité des mesures de protection dans le 92». Ainsi «certains placements, décidés par le parquet ou le juge des enfants, ne sont jamais exécutés», et «les placements à l’hôtel pour de très jeunes enfants se multiplient», écrivent-ils. «Les services de solidarité territoriale qui remplacent depuis le 1er juillet le dispositif précédent au titre de la protection de l’enfance rencontrent manifestement des difficultés»,insiste de son côté le bâtonnier.
«Aujourd’hui, la situation n’a pas franchement changé», se désespère un magistrat altoséquanais. Dans une ordonnance de placement, rendue par le tribunal pour enfants de Nanterre en juillet 2019, que Libération a pu consulter, un juge évoque «les défaillances du département des Hauts-de-Seine», en matière de protection de l’enfance. Un autre en février 2020 se désespère de l’absence de suivi de la part des professionnels de l’enfance. Résultat ? «Le juge des enfants n’est pas en mesure de prendre une décision éclairée» sur ce dossier. En avril 2020, c’est cette fois-ci l’Ordre des avocats qui prend la plume. Il s’alarme du dénuement et de l’isolement des jeunes placés à l’hôtel, et notamment des mineurs étrangers. En plein confinement, ces populations, «particulièrement vulnérables» manquent de tout, assurent les avocats. Notamment «de produits d’hygiène de base». «Les enfants isolés ne doivent pas être oubliés», conclut la missive.
20 000 euros par mois et par enfant
Les maux de l’aide sociale des Hauts-de-Seine sont pourtant connus : baisse des effectifs et fuite des éducateurs les plus capés. «Il y a vingt ans, les gens se battaient pour venir travailler ici maintenant c’est l’inverse», soupire Claire, elle aussi une historique des Hauts-de-Seine. Mais c’est surtout l’externalisation de certaines des missions les plus centrales du service, comme le traitement des informations préoccupantes – le cœur des missions de l’Aide Sociale à l’enfance – et le recours généralisé à des intérimaires pour combler les trous qui sont mis en cause.
Pour honorer sa mission de protection, notamment dans le cas des jeunes placés à l’hôtel, le département paie des chambres d’hôtels à des éducateurs embauchés par des entreprises privées, spécialisées dans le social. Ils sont censés assurer une présence vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Un coût important qui s’ajoute au tarif, prohibitif, pratiqué par ces structures. Libération a pu prendre connaissance du barème appliqué par le département dans le cadre d’une convention avec son partenaire privilégié, la société d’intérim Taga Social. Le tarif affiché est de 659,12 euros par jour. Soit près de 20 000 euros par mois… et par enfant. Presque l’équivalent de ce que coûte un placement en centre éducatif fermé (CEF), une institution, alternative à la prison, où les jeunes sont suivis par une batterie de professionnels du secteur.
Cette réorganisation au pas de course fait que certains enfants… se retrouvent sans suivi de la part du département. «Moi, ça fait depuis2015 que je n’ai pas de référents, s’indigne Aurore, une assistante familiale qui travaille depuis des années pour le département. Je l’ai signalé encore récemment, en août 2020.» Sophia est dans le même cas. Elle s’occupe depuis des années d’un enfant handicapé. «Le département n’a jamais rien fait pour lui.» Toutes deux racontent les petits combats qui rythment leur journée. Comme ces masques et ces produits d’hygiène, fournis par le département, qu’il faut venir chercher au siège, quitte à faire des centaines de kilomètres ou ces écoles qu’il faut relancer pour obtenir une place… «L’une des enfants dont je m’occupe vient d’avoir 18 ans. Elle n’a pas vraiment de projet éducatif arrêté. Le département ne s’occupe de rien», peste Aurore.
Yaya, lui, n’a plus à se soucier de son projet. C’est déjà ça. Depuis sa plainte, il n’est plus hébergé à l’hôtel mais dans un appartement qu’il partage avec un autre jeune. Il a décroché une alternance dans la restauration. Il n’est pourtant pas au bout de son cauchemar administratif. Faute de titre de séjour, que le département aurait dû l’aider à obtenir, il a failli perdre son job. «En revanche, il ne peut toujours pas encaisser sa paie», ajoute son avocat. Pas de papiers, pas de compte en banque.
(1) Les prénoms ont été modifiés à la demande de l’interviewé.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire