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lundi 1 mars 2021

Sexualité : circlusion, « power bottom »… quand la pénétration se réinvente


 



Par   Publié le 28 février 2021

Enfiler, enserrer, engloutir un pénis, est-ce être pénétré(e) ? Qui est actif, qui est passif ? Dans sa chronique hebdomadaire, la chroniqueuse de la Matinale nous invite à réfléchir à la notion de pouvoir lors de nos ébats sexuels et à élargir notre vocabulaire






LE SEXE SELON MAÏA

En sexualité, le partenaire qui pénètre est considéré comme « actif » : logique, non ? Cette association d’idées évoque le monde bien rangé de la sexualité en missionnaire. Et, pourtant, il suffit de retourner la situation pour que l’évidence vacille. Mettez le partenaire pénétrant sur le dos, enfourchez-le en position de l’amazone ou de l’Andromaque (c’est la même chose) : il devient bizarre de parler de pénétration. Par définition, la pénétration est une action. Comment qualifier ce rapport sexuel où le pénis occupe un rôle passif ?

Un mot existe : circlusion. Inventée en 2016 par l’artiste Bini Adamczak, « popularisée » en France en 2019 par l’auteur Martin Page, la circlusion consiste à enfiler, enserrer ou engloutir un pénis (ou des doigts, ou des godemichés, ou des concombres) dans son vagin ou son rectum. Quand on monte un homme, on le circlut. On passe d’un rapport pénétrant-pénétré (actif-réceptif) à un rapport circluant-circlué. Le rôle physique peut se doubler d’un rôle symbolique : je circlus, donc je domine. Je prends mon partenaire à l’intérieur de mon corps, donc je le prends tout court. (Note de terrain : j’ai toujours trouvé extrêmement étrange que certains hommes prétendent « prendre les femmes ». En attendant que le pénis devienne un organe préhensile, cette idée est incompatible avec la définition du mot « prendre » dans le dictionnaire, qui consiste à « saisir ».)

Un « troisième » rôle

Bien sûr, le verbe « circlure » n’est pas entré dans le domaine courant – il faut parfois des décennies pour qu’une expression s’impose. Cependant, un de ses « voisins » sémantiques commence à toucher le grand public : le power bottom. Il s’agit d’une personne dont le rôle sexuel serait traditionnellement considéré comme réceptif… mais qui dirige le rapport sexuel, y compris de manière agressive. Cette figure émerge en 2003, dans un essai de Steven Gregory Underwood (Gay Men and Anal Eroticism : Tops, Bottoms and Versatiles). Parmi la galerie de personnages présentés, un jeune homme, Aaron, se présente comme power bottom : « Je vais t’engloutir ; tu ne vas pas me pénétrer. Je vais t’avaler tout entier. Tu vas comprendre qui détient réellement le contrôle. »

Nous sommes ici au croisement de la circlusion et de la domination, sachant qu’un ou une power bottom peut prendre le dessus par ses mouvements (« Ne bouge pas, je viens sur toi ») ou uniquement par ses directives (« Pénètre-moi comme ceci ou comme cela »). Le rôle actif se complexifie : il y a l’action physique (concrètement, quel partenaire agit) et l’action symbolique (concrètement, quel partenaire décide). La même personne peut occuper les deux fonctions. Ou bien les amants se répartissent les rôles.

Comme le remarque l’auteur et cinéaste Arthur Dreyfus (dans le très chouette et volumineux Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui, qui paraît la semaine prochaine chez POL), « le power bottom foule au pied l’idée reçue selon laquelle le pénétré serait soumis et le pénétrant dominant. [Pourquoi donc ce concept est-il absent chez nous (en France) ?] Ce “troisième” rôle s’avère courant dans les pays anglo-saxons – du moins fréquemment proposé sur les applis de rencontre ».

Une « américanisation de la société » ?

La question mérite d’être posée : pourquoi la circlusion et le power bottom n’émergent-ils que maintenant ? Seraient-ils de nouvelles inventions du politiquement correct, symptômes d’une terrifiante « américanisation de la société » ? Il est vrai que, depuis nos vertes prairies françaises, on a parfois l’impression que la novlangue sexuelle est un pur produit de la passion américaine pour la classification et l’explicitation. Pire encore, ces concepts seraient des outils politiques destinés à écraser la différence entre les sexes – et, dans la foulée, notre érotisme tout entier. Rassurons donc les angoissés : 1) la circlusion est allemande, 2) ce n’est pas en reconnaissant la complexité des dynamiques de pouvoir qu’on va annihiler dix mille années de binarité.

Par ailleurs (et pour répondre aux allergiques au dictionnaire), les mots ne servent pas seulement à décrire des pratiques : ils produisent des pratiques. En l’occurrence, circlure n’est pas pénétrer. Une femme qui a des douleurs pendant les rapports sexuels, par exemple, a tout intérêt à circlure : contrôler la vitesse et la profondeur d’une pénétration, c’est contrôler les actions de l’autre. D’un point de vue purement pratique, mieux vaut contrôler ses propres actions… à condition de disposer d’un mot pour le conceptualiser et pour le communiquer à son partenaire. Idem pour le premier rapport, le retour de couche, le sexe anal (quand on manque d’entraînement), le vaginisme, etc.

Au-delà de la question de la douleur, ramener le rôle actif à soi-même, c’est sans doute le meilleur conseil qu’on puisse donner à toutes les personnes qui s’ennuient pendant les rapports sexuels : si les deux partenaires peuvent être actifs, il y a forcément d’autres positions, d’autres scénarios, d’autres fantasmes qui émergent.

Les hommes auraient d’ailleurs toutes les raisons de se réjouir : la circlusion leur rend la permission de jouer les concombres de mer, confortablement alanguis au lieu de transpirer. La performance ne pèse plus uniquement sur leurs frêles épaules (et quand je dis « épaules », on est bien d’accord que ça n’est pas la zone concernée). Le pénis apprend à occuper le rôle réceptif. Cette idée en rendra certains anxieux, d’accord, mais n’oublions pas que ce qu’on lui demande de recevoir, c’est du plaisir.

S’arroger le droit de proposer des chemins de traverse

Bien sûr, il y aura des gens pour affirmer ou penser que les femmes doivent embrasser leur passivité, regarder le plafond et « lâcher prise ». Les plus énervés des défenseurs de l’ordre symbolique (pénis = actif = domination, vagin = passif = réceptivité) considéreront certainement que la circlusion appartient à un grand complot visant à émasculer les hommes (cette chronique étant, bien sûr, écrite en tapant à coups de sécateur sur mon clavier). Pourtant, la contestation d’une pénétration toute-puissante ne consiste pas à faire changer le pouvoir de camp. Recevoir des attentions, se laisser faire, c’est évidemment aussi du pouvoir – l’oisiveté n’est-elle pas qualifiée de luxe ?

Certains amants, eux, préféreront tout simplement fluidifier leurs pratiques : l’un commande et l’autre agit, le rapport commence par une circlusion et finit en pénétration, à moins, bien sûr, qu’on ait affaire à deux sportifs qui circluent et pénètrent en même temps (à condition de tenir son rythme, c’est parfaitement possible).

Enfin, d’autres couples refuseront tout simplement cette notion de pouvoir, parce qu’elle ne les intéresse pas ou qu’elle ne correspond pas à leurs pratiques. Mais rien n’interdit d’y réfléchir. Car il est difficile de rêver d’une société plus égalitaire sans se demander comment mettre en œuvre cette égalité dans notre chambre à coucher – opposer un actif et un passif (ou, pire encore, se demander « qui fait la femme ») nous renvoie à un modèle peu moderne. Avec la circlusion et les power bottoms, on s’arroge le droit de proposer des chemins de traverse qui fonctionnent et qui, d’ailleurs, correspondent à des pratiques qui existent déjà (pendant la position des petites cuillères, par exemple, le pouvoir devient un concept vide de sens : les amants ont tendance à bouger de concert).

Bien sûr, intégrer de nouveaux mots à son vocabulaire peut paraître artificiel au départ. C’est d’autant plus manifeste dans le domaine sexuel, qui nous donne déjà tant de fil à retordre en termes de verbalisation. Et pourtant ! Pensez au succès progressif des mots bondage, candaulisme, plug, hentaï, bifle, pansexuel, dick pic, cougar… Il y a seulement quelques décennies, on ne les connaissait pas ou ils n’existaient même pas. Aujourd’hui, ils élargissent notre horizon. Comment ne pas en demander encore plus ?


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