par Sonya Faure et Anastasia Vécrin publié le 5 mars 2021
La sociologue raconte dans une enquête autobiographique sa traversée des frontières sociales, de son village du Calvados à l’élite de l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Une invitation à refuser les «je ne m’en sortirai jamais» mais aussi à déconstruire le mythe de la méritocratie. On ne réussit jamais seul.
Comment une fille d’un village du Calvados, issue d’une famille nombreuse, démunie, catholique, en vient-elle à s’asseoir sur les bancs de la Sorbonne, à croiser Pierre Bourdieu, militer au Mouvement de libération des femmes et devenir directrice d’études à l’EHESS (les Hautes Etudes pour les intimes) ? C’est l’histoire de la sociologue Marie-Rose Lagrave qu’elle documente et analyse, dans Se ressaisir, enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe (La Découverte). Pas de miracle dans cette histoire.
A travers sa propre trajectoire qui ne fut jamais une sinécure, Rose-Marie Lagrave démontre combien sa traversée des frontières sociales tient à son environnement, aux personnes comme aux institutions. Ses parents catholiques, sensibilisés à un ethos bourgeois qui avaient à cœur de «dresser les têtes et les corps» de leur 11 enfants, ont fait d’eux des écoliers parfaitement adaptés au système scolaire, appréciés des instituteurs. Ses collègues lui ont fait confiance, voyant le profit qu’ils pouvaient tirer de cette travailleuse, depuis son entrée par la petite porte à l’EHESS quand, poussée par la nécessité financière, elle osa demander un poste à son directeur de thèse. Ses expériences en tant que femme, puis sa rencontre avec le MLF forgea sa conscience féministe et l’incita à créer un master Genre, sexualité, politique à l’EHESS et à promouvoir la parité professionnelle au sein de l’institution. L’apport de l’ouvrage est considérable par ce qu’il montre de l’influence du genre et de la classe sociale sur une vie, tout en plaçant en creux la reconnaissance au cœur des relations sociales.Se ressaisir, pourquoi ce titre ?
Se ressaisir, c’est d’abord revisiter mon parcours et refaire le chemin inverse des étapes successives qui l’ont construit, une retraversée, en somme. C’est aussi un clin d’œil à nos maîtres d’école qui écrivaient sur les bulletins scolaires : «Doit se ressaisir au deuxième trimestre.»
L’emploi du «je» est une hérésie pour une sociologue, reconnaissez-vous. Pourquoi avez-vous consenti à utiliser la première personne du singulier ?
J’ai longtemps banni le «je» pour ne pas déroger à la règle générale en sciences sociales voulant que l’emploi du «on» atteste la capacité d’objectivation de la chercheuse. Si j’ai osé cette effraction, ce n’est pas pour verser dans le narcissisme ou me pousser du col, mais pour chercher à comprendre comment ce «moi», façonné par de successives socialisations, est finalement parvenu, après beaucoup de difficultés et de bifurcations, à déjouer partiellement la règle de la reproduction des classes sociales. J’ai finalement suivi le chemin inverse d’Annie Ernaux. Dans les Années (2008, Gallimard) la romancière revendique une «autobiographie impersonnelle». Elle écrit «elle» et non pas «je». Après des années de dépersonnalisation, je suis passée au «je», mais à un «je» objectivé par une enquête qui le remet à sa place et le réinscrit dans des groupes et collectifs, pour lui restituer sa singularité et sa généralité. J’ai étudié le processus de fabrication de ce «je», à travers les différentes étapes de mon parcours et de celui de ma famille, en leur imprimant un regard sociologique.
Comment mener un travail objectif sur soi et ses proches ?
J’ai enquêté sur ma famille de la même manière que certains collègues l’ont fait avec des familles autres que les leurs. J’ai analysé les archives familiales –un bien grand mot pour trois grosses caisses– qui contenaient néanmoins de petits trésors : les états civils de mes grands-parents, les lettres échangées entre ma mère et mon père lors de leurs fiançailles, de nombreuses photographies… J’ai fait des entretiens avec mes huit sœurs et mon frère, et avec mes deux fils, chose inédite ; j’ai procédé par tâtonnements, facilités par leur capacité réflexive, tant elles et il se sont pliés au jeu. Pour ne pas faire de ma famille une exception, j’ai consulté les archives de mon école primaire, puis les archives départementales pour comparer les performances scolaires de mon frère et de mes sœurs aux réussites des autres enfants du canton, puis ensuite mon dossier à l’EHESS, celui de ma retraite, et des archives personnelles…
Dans Retour à Reims (Fayard 2009), le sociologue Didier Eribon revient sur son parcours de transfuge de classe. Bourdieu lui-même, fils de postier, s’y est essayé dans Esquisses pour une auto-analyse (Raison d’agir, 2004), tout comme les historiens Gérard Noiriel ou Michel Winock (1). Ces récits masculins, dites-vous, «ce n’est pas un hasard, c’est un privilège». Pourquoi ?
Avant d’écrire ce livre, j’ai lu d’autres témoignages de transclasses. Plus je lisais et plus j’étais admirative à l’égard de la manière dont les uns et les autres traduisaient leur parcours. Pourtant, je ne me retrouvais pas totalement. Je me suis rendue compte que ces trajectoires étaient écrites dans leur grande majorité par des hommes. Ce n’est pas un hasard : ils avaient accédé à une classe sociale leur permettant sans trop de honte de dévoiler leurs origines, en raison de leur parcours de grande amplitude. Avouer sa classe d’origine est plus rare pour les femmes dans le milieu académique –même si Yvette Delsaut et Françoise Thébaud l’ont fait (2)–, comme si le fait d’être une femme et transfuge de classe redoublait une honte sociale qu’il valait mieux taire. Il est déjà difficile d’accéder à l’université quand on est une femme, puis d’y être promue, rajouter des origines sociales peu valorisées renforce un stigmate dans un monde où les héritiers sont légions. J’ai pensé alors qu’il était important d’écrire en tant que femme, et plus encore en tant que féministe. Les hommes, et Bourdieu lui-même, n’ont pas conscience que les réseaux culturels qu’ils ont su construire autour d’eux, leurs investissements dans les jeux sociaux et scientifiques tiennent aussi aux ressources qu’ils détiennent en tant qu’hommes. Le genre fait quelque chose à la classe sociale et la classe sociale fait quelque chose au genre, le souligner en ces temps délétères où l’intersectionnalité est mise en cause n’est pas un luxe.
Peut-on jamais se défaire de ce sentiment de honte sociale et de dette, mots qui reviennent beaucoup dans votre livre ?
La honte sociale, éprouvée lors de mes années lycéennes en me frottant à des milieux bourgeois, s’est diluée à travers les multiples ajustements aux mondes sociaux que j’ai traversés, pour disparaître à mon arrivée à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et lors de mes années au Mouvement de libération des femmes. Au MLF, nous prenions conscience par un travail sur soi et collectif, de notre capacité d’agir, que devenir une femme était quelque chose dont on ne saurait avoir honte. Ce que montre justement mon enquête, c’est qu’on ne devient pas transfuge de classe sans des «alliés d’ascension», selon les termes du sociologue Paul Pasquali, qui vous aident à passer d’un cap à un autre : mon instituteur, mes professeurs, les groupes de parole au MLF, mes collègues à l’école des hautes études… On ne passe jamais à soi seule les frontières sociales. Si je n’en finis pas de payer une dette, c’est que, sans leur soutien, ma migration sociale eut été compromise. A mes yeux, être débitrice n’est pas négatif : c’est la reconnaissance des dons que j’ai reçus. Or dans notre société, la reconnaissance n’est jamais mise au cœur des relations sociales. Les dettes peuvent être précieuses ; elles appellent des contre-dons. On est dans l’obligation de rendre ce qu’on nous a donné. Cela incite à avoir une posture d’empathie, de générosité, d’ouverture aux autres, de politisation de la question sociale et féministe que j’ai apprise au cours des ans.
Mais vous savez aussi que l’environnement seul ne suffit pas, vous vous devez aussi beaucoup à vous-même…
Cette difficile reconnaissance envers soi-même est l’apanage des transfuges de classes. Comment s’adresser des gratifications quand nulle légitimité ne nous est donnée a priori ? On commence dans la vie avec le sentiment que tout est inscrit et perdu d’avance, et ma trajectoire montre que c’est totalement faux. A l’inverse du «quand on veut, on peut», ou du «il suffit de traverser la rue pour trouver du boulot» de Macron, mon parcours témoigne qu’il faut bénéficier de conditions de possibilités pour pouvoir vouloir ; la volonté à elle seule reste une arme faible. Pour une transfuge de classe, il faut au contraire rassembler toute une série de ressources et d’alliés d’ascension pour parvenir à passer les ornières. Je ne m’efface pas, j’ai été portée.
Beaucoup de transclasses viennent d’un milieu ouvrier, le vôtre était rural. Et vous êtes issue d’une famille nombreuse, ce qui aurait dû réduire à zéro ou presque vos chances de réussite scolaire. Etes-vous un accident statistique ?
Les statistiques de l’Ined l’attestaient : après la Seconde Guerre mondiale, les chances d’accéder au lycée pour les enfants scolarisés en milieu rural et issus de familles nombreuses étaient très faibles. Nous cumulions les deux handicaps. Et pourtant plusieurs membres de ma fratrie sont allés au lycée. Plusieurs facteurs ont joué : la frustration scolaire de ma mère, reçue au certificat d’études et aspirant au métier d’institutrice, alors qu’elle fut domestique dans une famille bourgeoise ; le niveau scolaire de mon père, envoyé au petit et au grand séminaire, doté d’une équivalence au bac. Ce grand lecteur ne souffrait pas que ses enfants fassent des fautes de français. En outre, l’éducation catholique, porteuse du sens du devoir, nous prédisposait au respect des savoirs scolaires. Le déclassement géographique et social de mes parents, empreints néanmoins d’un ethos bourgeois, les ont orientés à se distinguer socialement, de telle sorte qu’on ne devait pas être, ni se comporter comme les autres enfants du village.
Et vos premiers alliés d’ascension sont les instituteurs de votre petite école du Calvados.
On ne peut comprendre ce décollage collectif de mon frère et de mes sœurs si on ne prend pas en compte le rôle des instituteurs de l’époque et la demande pressante du rectorat pour «envoyer des élèves au lycée». Avant l’arrivée de ma famille dans le village, en 1947, le seul diplôme envisageable était le certificat d’études. Les instituteurs ont vu tout le bénéfice qu’ils pouvaient tirer de cette flopée de gosses parlant un français correct et arrivant tout bien dressés à l’école. Ils nous ont préparé aux examens et se sont chargés de toutes les démarches administratives pour remplir le dossier d’obtention d’une bourse nationale. La concordance entre le travail de dressage des têtes et des corps fait par mes parents, et le désir d’instituteurs d’envoyer des enfants au lycée a permis ce premier passage. Ce n’est pas un accident statistique, ni un «miracle» scolaire, mais la rencontre d’intérêts convergents.
Le féminisme est une autre étape fondamentale dans cette migration de classe…
Mon féminisme ne tient pas à une révélation, comme cela a été le cas pour certaines de mes amies, mais à un cumul d’expériences. Les manières d’accéder au féminisme, de militer au MLF, peuvent être très différentes. Mon adhésion est le résultat d’expériences intimes qui ont rencontré des discours théoriques leur donnant sens. Ce féminisme m’a permis de retrouver la fierté d’être femme, d’agir en première personne et collectivement. Le féminisme a été pour moi une école de réflexion sur moi-même, sur ma trajectoire, sur les sciences sociales, sur la politique.
Votre livre est-il un livre contre l’idée de méritocratie ?
La méritocratie est une notion qui vient de la IIIe République, bien faite pour légitimer sa politique éducative : c’est l’image du boursier conquérant et des miraculés scolaires. De républicaine, la méritocratie est devenue une variable d’ajustement à visée libérale y compris pour moduler les salaires ; c’est un faux-semblant ou un masque pour ne pas assurer dans les faits l’égalité des chances. On n’attribue le mérite qu’aux gens de peu, de classes subalternes, jamais aux héritiers. Le mérite est une notion manipulée dans tous les sens pour essayer de montrer que l’ascenseur social n’est pas grippé. Mais il n’y a pas d’ascenseur social. Les transfuges ne prennent pas l’ascenseur mais l’escalier de service ! Et on le monte marche par marche, avec des paliers de temps en temps où le collectif nous donne un coup de pouce. Les méritants, ce sont mes camarades d’école primaire laissés à leur sort.
Dans la dernière partie de votre livre, vous évoquez le silence des féministes sur la vieillesse. Comment y remédier ?
Le slogan «mon corps m’appartient» a fait les beaux jours du MLF. Or, le corps décrépi, la dépendance, la mort imminente, sont paradoxalement des impensés des féminismes (même si en ce moment s’amorce un retour sur la vieillesse, avec le livre de Laure Adler, la Voyageuse de nuit, ou la réédition du livre la Vieillesse de Simone de Beauvoir). Parler de l’expérience du corps vieillissant me paraît essentiel pour mettre en lumière la dureté du monde. La vieillesse est une lanceuse d’alerte sur ce qui broie les vies. Si on faisait plus attention au vulnérable dans le monde du travail, dans les relations sociales, dans l’éducation, la politique… on sortirait des cadences infernales, de l’esprit de compétition, du diktat de l’excellence. La vieillesse peut être une boussole pour fissurer la figure de l’homme conquérant. C’est la fragilité qui est émouvante et donne une texture nouvelle à la vie. Accepter cette fragilité tout au long de la vie serait l’un des aspects permettant de mettre un terme au virilisme, et d’ouvrir la voie d’une possible réinvention des rapports entre les hommes et les femmes. Valorisons cette fragilité qui met à mal la concurrence, la compétition et la violence dans les rapports sociaux et l’économie. La vieillesse, du coup, ne serait plus une séquence à part.
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