Photo Pascal Bastien pour "Libération"
Cette auxiliaire de vie raconte son quotidien à Mulhouse, alors que la pandémie illustre l’importance de son travail souvent méprisé.
Dans sa voiture, elle n’écoute plus les infos, elle met la musique à fond, du rap, du hip-hop, Marvin Gaye, cela lui donne du courage : «Je sais que je peux avoir ce virus, mais il ne va pas m’arrêter. Il y a des gens qui sont seuls, ils n’ont que nous pour les repas, la toilette.» Wahida Benayad Kahloul est auxiliaire de vie à Mulhouse (Haut-Rhin) au sein du réseau associatif APA. Elle aimerait éviter de donner son numéro de téléphone, ne pas s’attacher. Mais elle connaît la tragédie de nos aînés, elle côtoie leur intimité, elle est aux premières loges de ces drames feutrés. Des histoires, elle en a plein à raconter. Comme cet Italien de 90 ans qui pleure devant son épouse alitée. Mais le bel Italien est parti avant sa femme, emporté par le coronavirus. Sa fille lui a raconté : «Ils ont laissé papa en pyjama et l’ont enfermé dans un sac plastique.» «Il méritait mieux que ça, poursuit l’auxiliaire de vie, tous méritaient mieux que ça. Il aurait pu vivre encore quelques années.»
Wahida Benayad Kahloul est de celles et ceux qui donnent beaucoup et gagnent peu. A temps partiel, elle travaille 27 heures par semaine, perçoit 950 euros par mois. En prime, elle doit parfois subir des propos racistes : c’est arrivé deux fois. Et quand la couleur de peau de ses collègues est trop foncée, la porte d’entrée reste carrément fermée. Elle dit : «On ne va pas se mentir, dans ce métier ce sont essentiellement des femmes avec des origines.» Parfois, elle se sent toute petite : «C’est comme si je n’étais pas là, comme si je n’étais rien. Les autres filles disent la même chose, on nous regarde de haut, surtout dans la classe moyenne, chez les plus aisés. Pourtant, on prend soin de leurs parents, on apporte une aide.»
Ces femmes auxiliaires de vie sont aujourd’hui en première ligne. Certaines sont dans le coma, d’autres craignent d’avoir contaminé un proche. Heureusement, Wahida Benayad Kahloul est, elle, équipée en masques, gants et, quand il y a une suspicion de coronavirus, surblouse et charlotte. Mais toutes partagent ce sentiment de ne pas être reconnues au même titre que les médecins, infirmières et aides-soignantes. «Moi, je considère mon métier comme un métier de la santé. On est là pour repérer les petits détails, comme un début d’escarre, qu’on signale aux familles, aux infirmiers, pour qu’il soit traité à temps. Car vous savez, une escarre, ça creuse…» «Il n’y a pas de définition officielle du soin, poursuit Patrick Puledda, directeur du capital humain au sein du Réseau APA. Dans les faits, c’est un métier de la santé. Dans le regard des gens, c’est très variable. Comme cet hypermarché qui avait refusé la file prioritaire aux auxiliaires de vie. On a discuté, l’affaire a été vite réglée. Ce qui est sûr, c’est que sans les auxiliaires de vie, on serait confrontés à un drame sanitaire et social.»
Dans ce monde-là, le bonheur est fait de petites choses, un regard, un appel téléphonique, un sourire. Et rien n’est possible sans la présence de l’autre, le soin et la solidarité. Alors Wahida Benayad Kahloul se démène pour trouver des solutions : «Des fois, quand tu vois une amélioration, ça fait vraiment plaisir.» Pour ce monsieur qui mangeait tous les jours au restaurant, il a fallu réorganiser son quotidien avec le confinement, acheter un micro-ondes, remplir le frigo : «On aurait dit un gamin devant ses cadeaux de Noël.» Et pour cette dame qui profite de la présence d’une aide à domicile pour s’évader de la maladie de son mari : «Quand elle revient, on voit la différence, ce n’est plus la même personne.» Auxiliaire de vie, c’est un métier où il faut être attentif : «La façon de se tenir, de marcher, l’appétit, c’est très important. Il faut être à l’écoute, parler avec la personne pour comprendre son comportement, ses besoins. Alors oui, forcément, je crée des relations et je ne le regrette pas.» Comme avec cette dame qui ne répondait pas à ses appels : «C’était étrange, je connaissais ses habitudes, je suis allée la voir, je l’ai trouvée nue, par terre, les fenêtres ouvertes. Elle dit que je lui ai sauvé la vie, mais je ne suis pas une super-héroïne, je ne suis pas passée par la fenêtre mais par la porte d’entrée.»
Wahida, «la seule», «l’unique», c’est ce que signifie son prénom en arabe. C’est la seule fille d’une fratrie de six enfants, la petite dernière, à la silhouette gracile, presque frêle, tout en légèreté. On a du mal à imaginer ses poignets au chevet de la souffrance. Mais ce qui frappe, c’est son tempérament, cette façon si spontanée et chaleureuse de vous envelopper. Elle aime parler, poser des questions, rigoler. A 20 ans, elle entre à l’usine : «Je devais rassembler des paquets, les mettre dans un carton, puis sur une palette.» Ensuite, elle est vendeuse pour de grandes enseignes : H & M, Sephora, la Halle aux vêtements. En 2010, la mort de son grand-père agit comme un électrochoc : «Il était en Algérie, je n’ai pas pu lui dire à quel point je l’aimais, cela a créé un manque, une envie de me sentir utile.» Elle intègre, en 2014, une formation pour devenir auxiliaire de vie sociale, découvre les maladies dégénératives, la démence, Parkinson, Alzheimer. Elle apprend à cuisiner, à manipuler les gens «sans se faire mal au dos». De cette formation, il y a un moment qu’elle n’a pas oublié. «On avait enfilé une combinaison qui réduisait nos mouvements et rétrécissait le champ de vision, ensuite il fallait monter les escaliers.» Une immersion dans le corps de l’autre, une leçon d’empathie.
Bien sûr, cela lui arrive de pleurer, mais elle tient pour sa fille de 9 ans. Elle est séparée du père : «Je ne voulais pas que ma fille grandisse dans les disputes.» Car Wahida Benayad Kahloul a connu un autre modèle : «J’ai reçu beaucoup d’amour, ma famille, c’est ma force, ma motivation.» Ses parents, nés en Algérie, ont fêté leurs cinquante ans de mariage. Son père tenait un café dans le Haut-Rhin, à Thann, en face de l’hôpital, où elle est née. Il a aussi travaillé à l’usine. Sa mère faisait des ménages, dans un garage, puis dans une maison de retraite. Un hôpital, une maison de retraite, son avenir se dessinait discrètement. D’ailleurs, elle ne se voit pas faire autre chose, elle aimerait évoluer, pourquoi pas travailler «avec les personnes au-dessus, dans les bureaux, pour trouver des solutions, s’engager autrement que sur le terrain». En janvier, elle avait retiré un dossier pour passer le concours d’infirmière, mais là, vous comprenez, tout est bloqué.
28 mars 1985 Naissance à Thann (Haut-Rhin).
2003 Formation d’agent technique de vente.
2014 Formation d’auxiliaire de vie sociale.
2015 Intègre le Réseau APA (aide aux personnes âgées).
2003 Formation d’agent technique de vente.
2014 Formation d’auxiliaire de vie sociale.
2015 Intègre le Réseau APA (aide aux personnes âgées).
En raison du confinement les entretiens et photos du portrait de dernière page peuvent être réalisés à distance.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire