Publié le 18/04/2020
« Si l’on accorde, dans la pathologie médiévale, une juste importance aux grandes épidémies de peste, aux ravages des cruelles famines, aux mutilations de la lèpre et même aux prétendues ‘‘terreurs de l’an mille’’, on oublie trop vite l’un des fléaux les plus redoutés au Moyen Âge : la peste de feu, ou mal des ardents, ou feu de saint-Antoine » (Paul F. Girard)
Durant ce confinement « long comme un jour sans pain », songeons aux malades du Moyen Âge frappés par la terrible « peste de feu », due à l’ingestion de pain empoisonné : confinés dans une cathédrale, ils prient avec ferveur pour leur salut. Écartons le brouillard tourmenté de l’Histoire, pour évoquer l’une des épidémies les plus effroyables de tous les temps : ignis sacer, le feu pestilentiel...
Le dragon de Satan
En 945, Flodoart de Reims donne le premier tableau de cette « étrange et redoutable maladie » d’apparence épidémique. Fléau essentiellement médiéval inspirant une abondante iconographie, le mal des ardents sévit depuis l’Antiquité (où plusieurs textes latins semblent l’avoir décrit) jusqu’au XVIIIème siècle, avec une ultime flambée épidémique en 1951 à Pont-Saint Esprit[1] (Gard). Il frappe des pays consommateurs de pain, comme le monde gréco-romain antique (avec la « peste » d’Athènes de 430 avant J.C) et la France médiévale où une trentaine de foyers épidémiques sont recensés du Xème au XIVème siècle. Mais contrairement à d’autres maladies épidémiques réellement contagieuses comme la variole, l’Extrême-Orient (où le riz occupe la place du blé dans l’alimentation) semble épargné. Rares sont les affections avec autant de dénominations : mal des ardents, feu sacré (ignis sacer), feu de saint-Antoine, raphanie, peste de feu (ignis plaga), feu invisible, ardeur pestilentielle, arsura (du latin ardere, à l’origine des mots français ardeur, ardent et arsin : bois endommagé par le feu), feu caché, feu perse, mal injuste (comme s’il existait une maladie justifiée !), feu divin, feu sous-cutané, feu infernal, feu de Géhenne (du nom d’un ravin proche de Jérusalem, lieu de sacrifices d’enfants, puis décharge publique pour l’incinération d’immondices : Géhenne finit par désigner une situation intenable, infernale), mal sylvestre (se propageant tel un incendie de forêt, avec les membres nécrosés du patient se détachant de son corps, comme le bois mort d’un arbre : voir arsura et arsin). Problème de société au Moyen Âge, le mal des ardents interpelle médecins, prêtres, dirigeants, chroniqueurs, alchimistes. Il reçoit son nom explicite au XIXème siècle : ergotisme gangréneux, ou empoisonnement par le seigle atteint d’une affection cryptogamique, l’ergot. L’ergotisme est donc une maladie au second degré, une pathologie (humaine) consécutive à une autre pathologie (végétale). Mais les praticiens médiévaux ignorent l’existence des alcaloïdes de l’ergot, même s’ils soupçonnent le rôle du « pain de disette », fait d’une farine avariée ou d’un méteil (mélange de seigle et de blé) de mauvaise qualité. Relatant l’épidémie frappant Blois en l’an de disgrâce 1039, le chroniqueur Raoul Glaber écrit : « Cette ardeur mortifère touche les grands comme les médiocres : Dieu les laisse amputés pour servir d’exemples à l’avenir, tandis que presque toute la terre souffre d’une disette due à la rareté du pain. » Les tableaux cliniques de l’ergotisme ont le feu pour dénominateur commun : comme sur des charbons ardents, le patient est en proie à des douleurs et brûlures intolérables (qualifiées aujourd’hui de causalgies) prédominant aux extrémités des membres. Malgré cette chaleur étrange justifiant le terme « ardent », car le malade semble « s’embraser sous les flammes du Malin », ses extrémités sont « froides comme glace » et une nécrose du membre atteint succède souvent à cette acrocyanose. Moine de Cluny, Raoul Glaber écrit en l’année de Dieu 994 : « Un feu occulte consume et détache le membre du corps ; en une nuit, les malades sont dévorés par cette affreuse combustion. Dans le souvenir de nos saints, on trouve l’apaisement du mal. » Quel rapport entre l’ergotisme et la vie de saint-Antoine ? Car il devient éponyme de cette maladie. Ce rapprochement semble opéré à la fin du XIème siècle par Gaston, Seigneur de la Valloire, dont le fils survit miraculeusement aux atteintes du redoutable fléau. Guérison attribuée à l’effet thaumaturgique des reliques du saint qu’on vient de déposer dans l’église de la Motte-sous-Bois, rebaptisée plus tard Saint-Antoine-en-Dauphiné. Pour remercier le saint, Gaston de la Valloire s’adonne à l’assistance des déshérités, à une époque où la médecine se résume presque à la charité. Il fonde l’ordre des Antonins dont PF Girard[2] rappelle qu’il comptera au XVème siècle près de 400 hôpitaux répartis dans l’Ancien Monde, et jusqu’à dix mille religieux. Les Antonins adoptent la croix en Tau, évoquant « la béquille des malades estropiés par le feu de saint-Antoine. » Parmi les souvenirs toponymiques de cet ordre médico-caritatif, il reste l’Hôpital et le Faubourg Saint-Antoine à Paris, la Commanderie des Antonins et le Quai Saint-Antoine à Lyon, la Préceptorerie des Antonins à Issenheim (la ville du célèbre retable de Grünewald dont un tableau évoque le « miracle du pain » partagé entre les deux ermites Antoine et Paul). Pour les historiens de la médecine, la relation entre l’ergotisme et la vie d’Antoine n’est pas fortuite : il existe un parallèle entre la symptomatologie de l’ergotisme et des caractéristiques de la vie d’Antoine, l’anachorète. Retiré du monde, Antoine ne connut sûrement ni l’infarctus du myocarde ni l’ulcère gastro-duodénal. Mais de quels maux souffrit-il ? Mort à l’âge (fort canonique pour le IVème siècle) de 104 ans, saint-Antoine fit beaucoup d’envieux, on l’invoquait pour devenir centenaire. Sauf à tout expliquer par des interventions divines ou diaboliques, il faut subodorer quelque pathologie dans la vie d’Antoine, narrée par son biographe Athanase, sous le titre Vie et conduite de notre père Antoine, écrites et envoyées à des moines étrangers. Saint-Antoine est célèbre pour résister aux tentations du Malin. Cité par Girard[2], ce texte d’Athanase évoque des hallucinations auditives et visuelles (notamment des zoopsies), avec ces velléités d’intrusion du démon : « Antoine vit les murs s’entrouvrir, et une foule de démons firent irruption, ayant revêtu l’apparence de bêtes sauvages et de reptiles. Le lieu fut rempli de spectres de lions, ours, léopards, taureaux, serpents, scorpions, loups... Ces apparitions farouches faisaient un bruit affreux et montraient leur férocité. » Or, fait capital, les hallucinations font aussi partie de la sémiologie de l’intoxication ergotée, comme du tableau psychiatrique lié au « voyage » suscité par la mouture moderne de l’ergotisme : son dérivé de synthèse tristement célèbre, « l’acide » ou LSD. Dans l’épidémie de feu sacré frappant les Flandres en 1088, la chronique décrit l’apparition d’un « dragon satanique, dragon de feu vomissant des flammes par la bouche, envoyé par le Malin pour tenter les bons Chrétiens ». Durant la dernière épidémie d’ergotisme, à Pont-Saint-Esprit en 1951 (nom prédestiné pour un mal rattaché à la religion !), ces thèmes démoniaques n’ont plus cours : les patients voient une « boule de feu » attribuée parfois à un OVNI, et les médecins diagnostiquent causalgies et troubles ischémiques des extrémités : à chaque siècle sa vérité...
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