Pour Dominique Libault, président du Haut Conseil du financement de la protection sociale, « nous savons ce qu’il faut faire pour construire une société du grand âge ».
Dominique Libault, président du Haut Conseil du financement de la protection sociale et directeur de l’Ecole nationale supérieure de la Sécurité sociale (EN3S), avait été missionné par le premier ministre, en septembre 2018, pour examiner, notamment, « les différentes modalités de financement de la dépendance ». En mars 2019, il avait remis un rapport à Agnès Buzyn, alors ministre des solidarités et de la santé, évaluant à 9,2 milliards d’euros le besoin de financement supplémentaire d’ici à 2030 – dont 6,2 milliards d’ici à 2024 – pour prendre en charge le défi du vieillissement de la société française.
Plus de 5 000 personnes âgées sont mortes du Covid-19 à ce jour dans les maisons de retraite. Ce bilan était-il une fatalité ?
Il était malheureusement très prévisible que les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) allaient payer un lourd tribut puisque les personnes âgées vulnérables ont un risque de mortalité bien plus élevé face au virus que le reste de la population. Il est évident que les Ehpad ont abordé l’épidémie dans des conditions de protection insuffisantes pour les soignants, du fait de la pénurie de masques en France. Même si cela s’est amélioré depuis. Le bilan est du reste sans doute aujourd’hui sous-évalué car il faudrait additionner les personnes décédées en Ehpad et celles qui sont mortes à l’hôpital après avoir été transférées par les établissements.
Le nombre insuffisant d’aides soignants suppléés par des agents parfois pas assez formés n’a-t-il pas aggravé cette hécatombe ?
Je serais très prudent sur l’explication du nombre de morts. J’ai une pensée très forte pour tous les personnels qui, quelles que soient leurs formations et qualifications, assurent la continuité des soins et des services en Ehpad et à domicile auprès des personnes âgées, dans des conditions souvent difficiles. Le seul sentiment à exprimer vis-à-vis de ces personnels est la reconnaissance.
Mais, ce qui est évident, c’est que les Ehpad ont abordé cette crise sanitaire dans des conditions d’autant plus délicates qu’ils avaient pour la plupart des difficultés à se doter de personnels permanents qualifiés en nombre suffisant. Certains hôpitaux ont été – ou sont encore – en très grande difficulté. Mais ils ont la possibilité de jouer sur des redéploiements internes de services moins occupés vers les unités « Covid ». Dans les Ehpad, il n’y a pas de réserve interne de personnels, et Agences régionales de santé (ARS) et départements se mobilisent actuellement pour trouver des réserves externes.
Mon rapport et encore plus celui de Myriam El Khomri [remis en octobre 2019] ont plaidé pour que la revalorisation des métiers soit la pierre angulaire d’une politique du grand âge. Tout de suite. Il conviendrait de fixer un objectif d’augmentation de 25 % du ratio du nombre de soignants par résident en Ehpad, de revoir les conventions collectives, d’engager un grand plan contre les accidents du travail qui sont considérables, de fixer des barèmes nationaux de rémunération des services d’aide à domicile.
Les Ehpad manquent aussi d’infirmières de nuit et de médecins coordonnateurs. N’est-ce pas une fragilité face à une épidémie ?
Pour l’avenir, il conviendrait de réfléchir à des mutualisations entre Ehpad de trop petite taille pour qu’ils aient accès de façon plus homogène à tous les métiers nécessaires : médecins, infirmière de nuit, cadres chargés du contrôle de la qualité, psychologues. Ces métiers peuvent être difficilement présents à temps plein dans les petites structures.
Une loi pour le grand âge, promise depuis mi-2018 par Emmanuel Macron, peut-elle être une priorité pour l’exécutif dans le marasme économique à venir ?
La crise sanitaire montre, au contraire, qu’on ne peut plus attendre. Une loi « grand âge » s’impose du fait de la nécessité de revaloriser les rémunérations et les carrières des soignants, de la nécessité de lutter contre l’isolement social, d’inventer de nouvelles formes d’hébergement et d’établissements, de décloisonner les Ehpad, les structures d’aide à domicile et les hôpitaux. Dans la crise ou hors de la crise, la coordination entre les acteurs est décisive pour organiser à bon escient l’hospitalisation, le maintien à domicile, le retour en Ehpad. La crise met en évidence l’intérêt de « hotline gériatrique » qui permette aux Ehpad ou aux médecins traitants d’avoir un avis d’experts.
La crise sanitaire a surtout confirmé la pertinence de la reconnaissance d’un risque social à part entière – celui de la dépendance – au cœur de la solidarité nationale. Si la solidarité nationale ne s’exprime pas vis-à-vis du grand âge, je ne sais pas ce que solidarité nationale veut dire.
Dans votre rapport, vous évaluez les besoins financiers pour la dépendance à 6,2 milliards d’euros supplémentaires par an à partir de 2020 puis à 9,2 milliards par an à partir de 2030. Ce chiffrage a jusqu’ici plutôt dissuadé le gouvernement de se lancer dans la réforme…
Je n’ai pas repris ma calculette depuis l’élaboration du rapport, Les chiffrages mériteraient certainement d’être un peu actualisés, mais je pense que globalement l’ordre de grandeur demeure. Ensuite, c’est avant tout une question de volonté politique.
Je signalerai juste que certaines objections que j’ai entendues à l’époque déjà largement discutables sont aujourd’hui obsolètes. Ces critiques expliquaient que l’utilisation du Fonds de réserve des retraites allait accroître le déficit de la nation selon les critères de Maastricht. Ce qui justifierait qu’on n’utilise pas ces réserves.
Ces remarques m’apparaissent dépassées, les règles budgétaires européennes étant à repenser. Je pense à l’inverse qu’une bonne gestion des finances sociales impose de faire des réserves pour pouvoir les utiliser lorsque cela va mal ou pour des investissements prioritaires. Ces ressources devraient être utilisées pour un programme de rénovation des Ehpad qui pourrait faire partie d’un plan de relance de l’économie par l’investissement. Par ailleurs la crise sanitaire nous aide collectivement à distinguer l’essentiel du superflu : si l’on pense que la vie des plus fragiles et de nos proches, c’est important, que cela passe par des organisations collectives, tels que les Ehpad, ce qui n’exclut nullement la responsabilité individuelle, il faut accepter les conséquences de ce choix dans les affectations de ressources collectives, c’est-à-dire des prélèvements sociaux.
Tabler sur une hausse des prélèvements obligatoires pour financer un plan « grand âge », n’est-ce pas illusoire au moment de relancer l’économie ?
On voit dans la crise qu’il y a des ressorts de solidarité extraordinaires. Tout le monde est bien d’accord pour considérer que consacrer des moyens pour soigner ses proches est plus important que certaines dépenses privées dont on peut se passer. Mais combien de Français comprennent que c’est grâce à la Contribution sociale généralisée (CSG), retenue sur leur salaire, que sont financés les hôpitaux et les soins en Ehpad ? Il y a des prélèvements sociaux qu’il s’agirait de mieux identifier pour que tout le monde saisisse bien à quoi ils servent. Je plaide pour la promotion d’une citoyenneté sociale. Avec davantage de pédagogie, les Français pourraient consentir à un effort supplémentaire.
Par ailleurs, la situation financière de l’Assurance-maladie, inévitablement très dégradée, sera également très sensible au retour ou non à la doctrine Veil sur la compensation intégrale des allégements de charges.
Les départements financent une partie du fonctionnement des Ehpad. Or, l’on voit des disparités territoriales dans l’effort consenti liées notamment à leurs contraintes budgétaires. Faut-il que l’Etat reprenne la main dans le pilotage et du coup supporte davantage leur financement ?
Parmi les axes fondamentaux d’une politique du grand âge, il y a deux éléments structurants : la sécurité sanitaire et l’inclusion sociale. La première relève plus de l’Etat dans l’organisation du système de santé français. La crise nous montre le rôle essentiel des ARS, trop souvent décriées, et qui font un travail considérable et essentiel.
Pour le lien social, la citoyenneté, le logement, les transports, la vie avec les autres, les collectivités locales sont des acteurs indispensables. Mais le cloisonnement entre sanitaire et social ne permet pas une bonne prise en charge du grand âge.
Il faut aussi revoir les règles du jeu entre l’Etat et les départements pour que les dépenses nouvelles soient mieux partagées. Par ailleurs, sur le terrain, les synergies doivent s’articuler. Par exemple, les « maisons des aînés et aidants », qui commencent à être mises en place – à Paris notamment –, sont de véritables lieux de coordination des professionnels sociaux et sanitaires. Elles sont aussi un guichet unique pour simplifier la vie des personnes âgées et des aidants familiaux très fortement mis à contribution dans le confinement que nous vivons.
Il faudra bien sûr faire le bilan de la crise sanitaire et en tirer des enseignements. Mais pour l’essentiel, nous savons ce qu’il faut faire pour construire une société du grand âge. Le temps de la procrastination est révolu.
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