Mis en ligne le 14/04/2020
Dans les hôpitaux, dans les Ehpad, de nombreuses personnes, atteintes du Covid-19 ou d’autres pathologies, meurent sans avoir pu dire adieu à leurs proches. Quant aux obsèques, elles ne peuvent être organisées comme à l’accoutumée, car le nombre de personnes admises est sévèrement restreint. Comment supporter, ou surmonter, cette solitude dans la mort et les rites ? Témoignages de soignants et réponses de trois philosophes.
VINCIANE DESPRET
Philosophe et psychologue, professeure à l’université de Liège, elle s’intéresse à des sujets très divers et peu fréquents en philosophie, comme les animaux, avec Le Chez-soi des animaux (Actes sud, 2017) ou, dernièrement, Habiter en oiseau (Actes Sud, 2019). Elle a également travaillé sur notre rapport aux morts, avec Au bonheur des morts (Les Empêcheurs de penser en rond-La Découverte, 2015).
DENIS MOREAU
Professeur de philosophie à l’université de Nantes, il est spécialiste de philosophie du XVIIe siècle, et notamment de René Descartes. Rationaliste et catholique, il explore le champ de la philosophie de la religion avec Mort, où est ta victoire ? (Bayard, 2017) ou encore Nul n’est prophète en son pays. Ces paroles d’Évangiles aux origines de nos formules familières (Seuil, 2019).
JEAN-LUC NANCY
Avec ses amis Jacques Derrida ou Philippe Lacoue-Labarthe, il est l’une des figures de la « déconstruction », qui remet en question les dichotomies héritées de la pensée occidentale. Professeur émérite à l’université de Strasbourg, il est l’auteur d’une œuvre prolifique centrée sur la philosophie allemande (La Tradition allemande dans la philosophie, dialogue avec Alain Badiou, Éditions Lignes, 2017) et la question du corps (Sexistence, Galilée, 2016). Il a également raconté l’expérience de sa greffe du cœur dans L’Intrus (Galilée, 2000). Il vient de faire paraître La Peau fragile du monde (Galilée).
« Est-ce que je peux la toucher ? — Ce n’est pas prudent, répond le médecin à la porte de la chambre, vous connaissez le très fort risque de transmission du virus. » Et pourtant, « la seule chose que l’on ait envie de faire avec un proche qui est en train de partir, c’est de lui prendre la main, de le prendre dans ses bras. Mais là, il n’y a pas de contact physique. C’est effroyable ». Quand Thomas Hovasse, cardiologue interventionnel devenu en quelques jours « covidologue » à l’hôpital Jacques-Cartier à Massy (Essonne), raconte les derniers jours des malades du Covid-19, on sent la détresse et l’anxiété générales. Car rien n’est plus comme avant. Les visites habituelles sont interdites dans tous les services. C’est seulement « quand on pense que les choses vont mal se passer pour certains patients qu’on autorise les familles à venir voir leurs proches », admet Thomas Hovasse. Comme les soignants, les membres de la famille doivent être masqués et, comme il dit, en « tenue de cosmonaute », ce qui rend le contact difficile. Dire adieu à un proche le visage couvert et sans pouvoir le toucher est perturbant. « Mais il est possible qu’à cause d’une aggravation brutale, les proches n’aient pas le temps de venir. Ce satané virus peut provoquer une détresse respiratoire en quelques heures. » Depuis quelques semaines, que l’on soit malade ou non du Covid-19 d’ailleurs, puisque les visites sont limitées pour tout le monde, on meurt très souvent seul.
Cette situation, on le sait, est également dramatique pour les aînés, qu’ils soient restés chez eux ou qu’ils vivent dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Anne-Claire Rousselot, psychologue clinicienne dans le secteur de Maisons-Alfort (Val-de-Marne), constate « l’aggravation de la solitude des personnes âgées. Les ateliers de médiation thérapeutique, dits “ateliers mémoire”, qui servaient à rompre la solitude et à créer du lien social ont été supprimés. On se retrouve avec des patients complètement isolés chez eux, et qui ne comprennent pas. Certains, comme cette dame de 95 ans à qui j’ai parlé l’autre jour, ont des angoisses de mort. Elle m’a dit : “Je pourrais mourir seule.” Tout ce qui était ritualité a été interrompu. Les repas portés aux personnes âgées, par exemple, sont désormais posés devant la porte de leur domicile. »
“Le confinement qui protège les personnes âgées les menace aussi. C’est très mal vécu. Nous constatons une sorte de déclin moral devant l’isolement”
Claire Patry, gériatre
Dans les Ehpad, la situation n’est guère plus brillante : « Les patients sont confinés dans leurs chambres. Tout le monde porte des masques. Les repas sont apportés en chambre. Il n’y a plus d’intervenants extérieurs. Et les familles ne peuvent plus venir depuis des semaines. » C’est terrible pour les personnes âgées qui sont, souligne Anne-Claire Rousselot, des « éponges émotionnelles. Elles ressentent très fortement ce que ressent leur entourage. C’est encore plus compliqué pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, car elles ne peuvent respecter les “gestes barrières” et les consignes. Et certaines souffrent énormément du changement de leurs habitudes ». C’est ce que confirme Claire Patry, gériatre à l’hôpital Bretonneau à Paris, mais aussi dans des Ehpad : « le confinement qui protège les personnes âgées les menace aussi. C’est très mal vécu. Nous constatons une sorte de déclin moral devant l’isolement. Et nous, les soignants, nous nous sentons souvent impuissants face à cette solitude. Beaucoup d’entre nous sommes nous-mêmes malades. Nous nous retrouvons donc moins nombreux, devant des personnes très angoissées, et en l’absence des proches. » Les aînés meurent dans la solitude, en tout cas sans revoir leurs proches. C’est pour répondre à cette situation de détresse qu’Emmanuel Macron, lors de son allocation du 13 avril, a annoncé que les adieux avec les proches seraient désormais rendus possibles dans les hôpitaux et les maisons de retraite.
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