Dans un texte écrit pour « Le Monde », l’écrivain italien analyse la crise sanitaire dans son pays, en particulier en Lombardie, région opulente mais principal foyer épidémique de la Péninsule, avec plus de 10 000 victimes du Covid-19.
Publié le 12 avril 2020
Tribune. En Italie, c’est la région la plus forte, la plus performante et la plus riche qui s’est avérée être la moins prête à affronter la pandémie, avec des choix dont ses dirigeants devront répondre tôt ou tard. Dans le système italien, l’organisation des soins de santé est une prérogative des régions. Dans ce domaine, la Lombardie fait figure de chef de file : elle se caractérise par une forte combinaison de structures privées et publiques créées par les administrations de centre-droit au pouvoir ces deux dernières décennies. Cette région est le territoire de Silvio Berlusconi et le fief de Roberto Formigoni, récemment condamné à cinq ans et dix mois de prison pour des actes graves de corruption concernant, justement, les liens entre le pouvoir régional et le secteur privé de santé.
Jusqu’à il y a un mois, on pensait que de tels faits de corruption n’étaient qu’un accident de parcours. Mais c’est loin d’être le cas. Comme spécialiste des criminalités et des systèmes mafieux, je remarque depuis des années que les Italiens du Nord sont toujours persuadés, à tort, que la pourriture vient « de l’extérieur ».
Pourtant, il y a dix ans, au cours d’une émission de télévision, j’avais exposé ce qui était déjà une évidence pour n’importe quel enquêteur, à savoir que la Camorra napolitaine et la ‘Ndrangheta calabraise avaient infiltré l’économie légale du Nord, s’inscrivant dans le sillage de la mafia sicilienne qui, dans les années 1970, fut la première à investir dans ces territoires. Mon intervention avait provoqué une telle polémique que l’émission avait ensuite été contrainte d’accueillir le ministre de l’intérieur de l’époque, Roberto Maroni (prédécesseur de Matteo Salvini à la tête de la Ligue du Nord), pour qu’il puisse répondre à mes accusations. Les condamnations judiciaires étaient tombées peu de temps après, et aujourd’hui, c’est un fait établi : dans bien des territoires du nord de l’Italie, les mafias font leur loi.
Si paradoxal que cela puisse paraître, le point faible de la Lombardie réside dans son dynamisme économique et dans l’étendue des relations tissées avec l’étranger, et notamment avec la Chine. Dans les vallées bergamasques laminées par le virus (certains parlent déjà de toute une génération supprimée), des milliers de petites entreprises industrielles prospèrent. Composées souvent de moins de dix employés, elles font preuve d’une telle excellence qu’elles sont une vraie locomotive pour tout le Nord, et pas seulement pour la Lombardie. Quand les médias ont commencé à évoquer les choix dramatiques qui s’imposaient aux médecins en services de soins intensifs, entre qui intuber et qui laisser mourir, d’autres arbitrages se sont imposés. Les termes du dilemme : arrêter les productions au risque d’un effondrement économique, ou les maintenir en sacrifiant des vies humaines.
La vie ou le travail
Evidemment, cette question n’a fait l’objet d’aucun débat public, ce serait un comble. Le plus grave, c’est que pendant plusieurs semaines, la Lombardie et le gouvernement se sont refilé la patate chaude : personne ne voulait prendre la décision de tout fermer. Aujourd’hui, nous savons que pour éviter de confiner des ouvriers indispensables aux chaînes de montage et qui, surtout dans le cas des toutes petites entreprises, ont dû choisir entre la vie et le travail, on a favorisé une diffusion massive de la contagion. Or cette contagion a provoqué une mortalité épouvantable. Cette réalité nous saute aux yeux, offrant l’image d’un territoire géré par des classes dirigeantes qui auraient décidé de « ne pas s’arrêter », conscientes du risque de l’hécatombe, voire pariant sur le destin.
En Lombardie, les autorités ont tardé à placer en « zone rouge » les communes d’Alzano et de Nembro, dans la province de Bergame. On a aussi laissé des personnes âgées mourir dans leur maison de retraite. Cela est choquant et pourtant, impossible de ne pas mettre ces faits en relation avec le taux de mortalité du virus particulièrement élevé dans ces zones-là.
A cause de la crise sanitaire en Lombardie, on commence à évoquer, de part et d’autre, le transfert de la gestion du système sanitaire de l’échelon régional à l’échelon national. A certains égards, il paraît évident que ce qui s’est passé, les « indécisions », le « risque » que les autorités ont couru, sont le fruit d’une relation de dépendance excessive entre le pouvoir politique régional et le pouvoir économique de production.
Vu la tournure tragique des événements, le risque, c’est que ceux qui ont fait ces choix stratégiques criminels occultent leurs propres responsabilités. Si le taux de mortalité du virus en Lombardie est si élevé, c’est surtout à cause des erreurs commises par une classe dirigeante médiocre qui aurait immédiatement été désavouée si nous n’étions pas encore dans cette situation d’urgence dramatique. Les sirènes des ambulances couvrent encore les voix de tous les proches des personnes mortes à cause d’une série d’erreurs ayant accentué l’effet de la contagion. Mais bientôt viendra le temps des poursuites à l’encontre de tous ceux qui ont manqué à leurs devoirs.
Le prix fort
Le cas de la Lombardie est encore plus sombre quand on le compare à celui de la région voisine : la Vénétie. Bien qu’ayant une population très inférieure (environ moitié moins), mais bénéficiant d’un dynamisme économique équivalent, la Vénétie a affronté la crise de manière totalement différente et, jusqu’à aujourd’hui, avec beaucoup plus d’efficacité. Cette différence d’approche entre ces deux régions (toutes les deux gouvernées par la Ligue du Nord) est quantifiable. Elle se mesure au nombre de personnes ayant perdu la vie : plus de 10 000 en Lombardie et moins de 800 en Vénétie, alors même que le nombre de tests de dépistage du virus y est à peu près équivalent (entre 170 000 et 180 000).
A la différence de la Lombardie, la Vénétie a beaucoup misé sur le dépistage des personnes asymptomatiques pour identifier les foyers de contagion et agir ensuite rapidement en isolant les territoires concernés. A la différence de la Lombardie, où la contagion s’est accrue à cause de l’impréparation des petits hôpitaux, la Vénétie a tenté de limiter les hospitalisations des malades (sauf, bien sûr, pour les cas graves) en privilégiant les soins à domicile.
La Lombardie, confrontée à une crise sanitaire dont la rapidité de propagation n’était sûrement pas prévisible, a payé le prix fort à cause des failles de son système de santé mixte public-privé. Jusqu’à présent, ce système était considéré, à raison, comme le meilleur : chaque année, des milliers de patients venaient d’ailleurs d’autres régions pour s’y faire soigner. Mais sur le plan organisationnel, le système fonctionne mal. La région souffre aussi de la domination incontestée de certains hommes politiques et groupes de pouvoir.
L’exemple parfait pour comprendre ces dynamiques, c’est celui de Communion et Libération, une association catholique dont le corrompu Roberto Formigoni était l’homme de main, jusqu’à sa condamnation définitive. Communion et Libération est une association très puissante en Lombardie, c’est elle qui dicte les lois. Pour s’en persuader, rappelons que dans les établissements publics, les médecins anti-avortement sont majoritaires et que la plupart des femmes ont du mal à se faire prescrire la « pilule abortive », alors qu’elle est autorisée par la loi. Les médecins « objecteurs de conscience » ont beaucoup plus de chance de faire carrière comparés à ceux qui pratiquent l’IVG.
Une approche purement économique
Je me demande souvent comment des comportements mafieux ont pu s’articuler avec cette sacro-sainte valeur d’efficacité qui caractérise la Lombardie. Cela me désole de voir que les Lombards se rendent compte actuellement, à leurs dépens et à ceux de leurs proches, de la défaillance de certaines pratiques, qui, loin de représenter une exception, mettent en lumière un mode de fonctionnement.
Le fait de naître et de grandir dans le sud de l’Italie, un des territoires les plus pauvres d’Europe, m’a donné des outils pour comprendre aujourd’hui ce qui va arriver demain. Et ce qui s’est passé en Lombardie et en Vénétie est d’une importance vitale pour le reste du continent parce que cela montre deux approches différentes et indique clairement, dans le cas de la Lombardie, ce qu’il ne faut pas faire et comment il faut éviter de communiquer.
Nous sommes arrivés à ce dilemme : mieux vaut-il mourir de la maladie ou de la récession ?
Tout cela n’est pas que de la faute du centre-droit au pouvoir, puisque, inversement, les villes de Bergame et de Milan sont administrées par le centre-gauche. Mais le virus a révélé l’hérésie d’une approche purement économique et managériale de la chose publique telle qu’elle se pratique dans un territoire très riche, dans lequel le travail est un impératif et où la dimension individualiste est poussée à son paroxysme.
En se penchant sur les parcours des maires de centre-gauche de Milan et de Bergame, on comprend mieux les failles apparues dans la gestion des premières phases de la crise. Le maire de Milan, Giuseppe Sala, est un homme issu du centre-droit, dont le nom est apparu dans une affaire liée à la gestion de l’Exposition universelle, en 2015, tandis que celui de Bergame, Giorgio Gori, a été pendant très longtemps un cadre de premier plan du groupe de télévision de Silvio Berlusconi.
Au début, tous les deux ont sous-évalué la crise sanitaire, ne se préoccupant que des répercussions économiques. Non seulement ils ont tenté par tous les moyens d’éviter « l’arrêt des machines », mais ils ont invité les citoyens à continuer à vivre normalement. Et ce, pour satisfaire les besoins d’un secteur de production incapable d’envisager le confinement comme une alternative possible : voilà l’unique boussole de leur action administrative.
Le paradoxe de cette crise a presque valeur d’enseignement philosophique. Nous sommes face aux dirigeants politiques d’une région qui s’est toujours vantée de s’être faite toute seule et qui, ces trente dernières années, n’a cessé de réclamer davantage d’autonomie – le parti le plus fort du Nord, la Ligue, d’abord sécessionniste avant de devenir souverainiste il y a peu de temps –, se plaignant du poids d’un Sud improductif, dénigrant chaque pas en faveur d’une centralisation accrue et chaque décision prise par Rome, ville forcément inefficace et désorganisée. Et voilà qu’avec cette crise sanitaire, ces mêmes hommes politiques finissent par rejeter sur le gouvernement central la responsabilité de leurs propres indécisions et des omissions qui en découlent. Comportement déshonorant et criminel.
Comme des animaux apeurés
L’Europe – et le reste du monde – affronte un moment dans lequel son futur va se jouer. Cela a été dit à de nombreuses reprises, mais, cette fois, je le redis de manière définitive. En Europe, ce n’est pas seulement le destin du continent qui est en jeu mais bien celui de toutes les personnes qui y vivent et qui y vivront, y compris celles et ceux qui ne sont pas encore nés. Le risque est grand de condamner les générations futures d’une bonne partie de l’Europe à payer les dettes contractées par leurs parents à cause d’un cas de force majeure. Cela est assez scandaleux, surtout de la part des pays qui privent de ressources d’autres en pratiquant le dumping fiscal.
Notre monde est ressuscité des ruines de la seconde guerre mondiale, du nazisme et du fascisme, des camps d’extermination, des totalitarismes communistes et aujourd’hui, il aboutit à l’exaltation de la comptabilité en lieu et place du politique. Je n’ose imaginer quel traitement les pères de l’Europe réserveraient à ces hommes médiocres qui croient que les Etats sont des entreprises et les personnes des numéros à inscrire dans un budget.
Quand je pense à l’Allemagne, je ne peux m’empêcher de penser à notre Lombardie. L’industrieuse Allemagne, d’une certaine manière, est à l’Europe ce que l’industrieuse Lombardie est à l’Italie. Et me reviennent à l’esprit les mots de l’écrivain Antonio Scurati, qui décrit les Milanais en temps de Covid-19 comme des animaux apeurés, effrayés de voir leurs certitudes tomber en quelques semaines à peine : la faiblesse, c’est de se croire invincible.
Nous sommes arrivés à ce dilemme : mieux vaut-il mourir de la maladie ou de la récession ? Cela permet de comprendre le défi que le virus lance à la politique européenne. Même si je n’en suis pas certain, peut-être est-il encore temps de sortir de la pandémie pour vivre une utopie : admettre que la productivité et les comptes bancaires ont moins de valeur que les personnes, prendre conscience que notre survie dépend du maintien et de l’expansion de nos droits, comprendre qu’une action politique obnubilée par l’argent est mortifère et ne génère pas de richesses. « L’Europe n’existe plus et aujourd’hui est un nouveau 1945 », entend-t-on. J’espère que des personnes de bonne volonté empêcheront que cela n’arrive.
Traduit de l’italien par Lucie Geffroy
Roberto Saviano est écrivain et journaliste, né à Naples (Campanie) en 1979. En 2006, ses enquêtes sur la mafia napolitaine, la Camorra, lui valent des menaces de mort et une mise sous protection policière. Son livre le plus connu, « Gomorra » (Gallimard, 2007), a été plusieurs fois adapté à l’écran. Mais la criminalité n’est pas son seul domaine d’intervention, et il prend souvent part aux débats politiques et sociétaux qui agitent son pays.
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