15/04/2020
Dominique LhuilierPsychologue du travail, professeure émérite au Conservatoire national des Arts et Métiers
Le monde du travail est profondément bouleversé par la crise sanitaire et les options retenues en matière de gestion de l’épidémie. Une nouvelle division du travail prévaut, qui vient s’ajouter ou transformer les précédentes.
Ainsi, schématiquement, on peut distinguer aujourd’hui des « sans travail », confinés : les anciens et les nouveaux chômeurs, les anciens et les nouveaux « placardisés », ceux d’avant la crise sanitaire et ceux qui les ont rejoints (congé pour garde d’enfant, chômage partiel, artisans, commerçants, indépendants, arrêts maladies…). Ceux-là font l’expérience à la fois d’une perte brutale de leurs activités professionnelles et de l’enfermement. La première vient amplifier la seconde. S’y substituent de nouvelles activités à plein temps, celles de la sphère domestique et familiale, au prix d’une intensification des enjeux et tensions dans la répartition genrée des tâches.
S’y ajoutent des « en télétravail », confinés : ceux-là doivent tenir ensemble deux types d’activité, familiale et professionnelle. Ce qui suppose nombre d’arbitrages, négociation, compromis. Une nouvelle activité s’impose alors : la construction d’une organisation et de conditions de travail compatibles avec les exigences des deux domaines d’activité. L’auto organisation du « poste » et des temps de travail doit composer avec les autres « télétravailleurs » à domicile : les enfants et/ou le conjoint.
Dernière catégorie, des « en surcharge de travail », non confinés et exposés : soignants, agents d’entretien, travailleurs sociaux, caissières, livreurs, routiers, éboueurs, postiers, agriculteurs, éleveurs, pompiers, gendarmes, policiers… tous ceux-là servent les premiers au sens où le confinement des uns est rendu possible par le travail des autres. Ceux-là, sous les feux des projecteurs, découvrent que leurs activités, le plus souvent invisibilisées, dévaluées, sous payées sont aujourd’hui reconnues comme « essentielles » à la vie. Une autre formule sert quant à elle à stimuler la mise au travail de pans entiers des secteurs productifs : ces activités sont dites « essentielles à la vie de la nation ». Elles recouvrent alors ici toutes celles qui permettraient à la sphère économique de tourner : le BTP, les industries aérospatiales, automobiles… Tous ceux-là sont censés tenir à la fois les activités de production attendue et des activités de prévention sous leur double face : risques de transmettre et/ou contracter le virus. Ceux-là s’épuisent de part à la fois l’intensification du travail, la peur et la dégradation des conditions de travail.
Autres scénarios
Et si cette nouvelle scène du monde du travail ouvrait à d’autres scénarios pour l’avenir que celui du retour à l’avant crise ? Et si se construisaient déjà là des alternatives, des révélations, des innovations qui constituent autant de voies, de ressources pour vivre et travailler autrement ?
Ainsi, « avant » dominait une conception de la vulnérabilité différentielle. Celle-ci fabrique une représentation duale du monde du travail : d’un côté les sains, robustes, battants, efficients, performants, autrement dit « aptes » ; et de l’autre, les fragiles, vulnérables, déficitaires, soit « inaptes », relégués et sommés de se soigner, de se recycler. La résistance à la reconnaissance de la vulnérabilité humaine alimente le credo de la performance, toute-puissance, autosuffisance. Ce « toujours plus », plus de productivité, d’adaptabilité, réactivité, rapidité… a un coût très lourd, humain, social mais aussi économique.
Aujourd’hui, la vulnérabilité s’éprouve, se découvre, partagée. Cette révélation peut-elle nous amener à penser globalement la vulnérabilité du vivant ? A définir ce que doit être un travail soutenable, exempt de contraintes susceptibles de provoquer à terme de l’usure, des pathologies durables, de la désinsertion professionnelle ? A réorganiser le travail de telle manière qu’il n’exclut plus les dits « fragiles », seniors, malades, handicapés, accidentés, usés du travail, jeunes en panne d’insertion, femmes en charge d’une double activité, professionnelle et domestique, les dits « bas niveaux de qualification » installés durablement dans des emplois déqualifiés et déqualifiants ?
Cette crise pourra-t-elle déconstruire ces idéologies qui tentent de nous faire croire chroniquement, indéfiniment, que nous sommes en guerre ? Guerre économique sur des marchés mondialisés, guerre contre la pandémie aujourd’hui ; promotion de la figure du « héros », de la « mission », de l’union sacrée, de la délégation de notre avenir à un Etat major conduisant ses troupes vers la victoire. Avant que ne soit convoquée, dès la fin du confinement, l’exigence de reconstruction nationale, la suspension du débat et de la critique et l’impératif d’une productivité accrue…
Ceux qui sont aujourd’hui « au front » ont sans doute moins le sentiment d’être des héros que de devoir assurer les attendus de leurs métiers dans des conditions fortement dégradées. La rhétorique de la guerre efface le travail, masque les accidents du travail, les maladies professionnelles à la multiplication exponentielle, dispense les employeurs de leurs obligations en matière de santé et sécurité des salariés.
Pirouette
Alors qu’ils étaient, il y a peu, au bas de l’échelle de désirabilité sociale des professions, ces « héros » assistent avec perplexité à une inversion de cette pyramide des métiers, des plus prestigieux aux plus « modestes », des plus valorisés aux plus invivibilisés… La division morale et psychologique du travail a soudainement opéré une sorte de pirouette ! Et si celle-ci ouvrait la voie d’une réflexion collective sur les activités nécessaires à la vie, à l’humanisation de la vie ? Dans les plis du confinement et des interrogations existentielles qui peuvent s’y loger, une réévaluation de la hiérarchie des valeurs, des priorités pourrait bien se développer : perdre sa vie à la gagner ? S’attacher au prendre soin ou s’obstiner dans le credo productiviste ? Reconnaître le besoin des autres ou persister dans l’imaginaire leurrant de l’auto-suffisance ?
Cette crise pourra-t-elle encore nous permettre de rompre avec le déni des interdépendances de nos domaines de vie ? L’expérience des uns et des autres est aujourd’hui confrontée massivement à l’exigence de régulation des contraintes et exigences du travail et du hors travail.
Quand le travail s’efface, qu’il ne reste que le repli dans la sphère domestique, le déséquilibre des engagements, investissements se déplace sur d’autres enjeux, ceux de la division genrée des rôles et des tâches domestiques et familiales. Ces relations familiales sont bien mises à l’épreuve par le confinement, pour le meilleur et pour le pire, comme en témoigne la montée des violences faites aux femmes et aux enfants. Ceux qui sont « au front » savent aussi que leur disponibilité n’est rendue possible que parce que d’autres assurent la « garde » des enfants. Enfin, ceux qui sont en télétravail doivent apprendre à tenir ensemble activités professionnelles et activités familiales, à construire la compatibilité de ces activités respectives (installation d’un « poste de travail », organisation négociée du temps de travail, du temps des repas partagés, du temps du soutien scolaire…), à partager les instruments de travail avec les autres télétravailleurs de la maison, les enfants.
Prendre soin
Le fantasme de la séparation des sphères d’activités vole en éclat. Les femmes savaient sans doute plus que les hommes que cette séparation n’est qu’un leurre, que nous ne sommes pas que des travailleurs, des forces productives. On peut même considérer que l’injonction au clivage, au service d’une polarisation sur l’ici et maintenant de l’exécution d’une tâche ou d’un engagement et d’une disponibilité totale de soi dans l’activité professionnelle, est synonyme d’amputation de soi. Et potentiellement d’aliénation, par la capture dans un seul monde, celui de l’organisation productive et ses visées propres. La conflictualité des attentes, principes, valeurs, finalités des différents mondes dans lesquels nous sommes engagés préserve de l’univocité et donc de l’assoupissement dans une seule vision du monde.
Et si nous faisions de cette crise une opportunité pour construire l’avenir autrement que sur le modèle de la reproduction à l’identique, de la répétition ? Il y a bien plusieurs mondes possibles. La place accordée aujourd’hui au prendre soin pourrait bien être le socle de métamorphoses durables, au-delà de la crise.
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