Dans cette carte blanche, la sociologue Anne Bory analyse la façon dont le « sale boulot » échoit souvent à des femmes. Les mêmes qui se trouvent aujourd’hui en première ligne face au Covid-19.
le 15 avril 2020
Carte blanche. A quoi sert la sociologie en temps d’épidémie ? A défaut de pouvoir soigner les malades, elle permet de saisir les causes du chaos provoqué par le Covid-19, et de comprendre ce qui se joue dans les interstices de l’organisation sociale qui se met en place, souvent à marche forcée, depuis quelques semaines.
Le temps de la recherche n’est pas celui de l’urgence, mais les travaux déjà menés permettent d’éclairer un constat qui s’impose en ces temps de confinement : la majorité des cadres télétravaillent, alors que la majorité des ouvriers, ouvrières, employées, employés et professions intermédiaires continuent de prendre les transports et de travailler au contact du public et/ou de leurs collègues.
Pour le dire autrement, et à l’exception notable des médecins, les professions qualifiées, qui bénéficient des rémunérations et du prestige social les plus importants, sont aussi celles qui sont le moins exposées à la contagion grâce au télétravail, tout en bénéficiant souvent des conditions de confinement les plus confortables, du fait de logements spacieux et plus souvent pourvus d’extérieurs privatifs (voire d’une résidence secondaire).
Faire « ce qui reste à faire »
L’épidémie rend ainsi plus visibles les inégalités qui structurent la vie sociale. Elle rend également plus évidente l’importance, dans notre quotidien, de ce que le sociologue étasunien Everett C. Hughes a appelé les « sales boulots » : ces activités professionnelles jugées dégradantes, voire dégoûtantes, présentées par certains parents mal avisés comme des avenirs humiliants à leurs enfants rétifs au travail scolaire, sont absolument indispensables au fonctionnement de notre société.
Souvent peu visibles et socialement dévalorisés, ces « sales boulots » – qui peuvent être aussi des tâches moins valorisantes au sein de professions prestigieuses – font l’objet du dernier numéro de la revue Travail, genre et sociétés (n° 43) : la nature et la division du travail des chiffonniers et chiffonnières, éboueurs, travailleurs et travailleuses du tri des déchets, aides à domicile, aides-soignantes, infirmières, secrétaires médicales y sont étudiées, notamment selon les normes de féminité et de masculinité.
Dans leur article « Se salir les mains pour les autres. Métiers de femme et division morale du travail », Christelle Avril et Irene Ramos Vacca examinent, les rôles professionnels dévolus aux femmes, en croisant leurs enquêtes de terrain, menées dans le milieu médical et l’aide à domicile. Qu’est-ce donc qu’un « métier de femmes » ? Les deux sociologues montrent que c’est bien souvent un métier qui implique de faire « ce qui reste à faire », ce qui n’a pas été effectué par d’autres (supérieurs, collègues, proches de la personne prise en charge…).
Des tâches totalement invisibilisées
Aides-soignantes, infirmières, secrétaires médicales et aides à domicile sont amenées à prendre en charge des activités considérées comme dégradantes, notamment parce qu’elles sont en lien avec les corps et leurs fluides. Mais elles effectuent également des tâches qui sont moralement dévalorisées, de contrôle ou de répression plutôt que de soin, ou totalement invisibilisées, en palliant les erreurs de ceux pour lesquels elles travaillent (il suffit de penser aux excuses trouvées par les secrétaires pour expliquer retards, absences).
Cette « division morale du travail » permet à d’autres de se concentrer sur les aspects techniquement les plus valorisés et moralement irréprochables (empathie, amour...) de l’activité et d’en sortir grandis.
Ces femmes qui se salissent les mains pour les autres, au sens propre et au sens figuré, sont aujourd’hui nombreuses à être exposées au Covid-19, pour que d’autres ne le soient pas ou guérissent. Elles le sont d’autant plus que leurs conditions de travail sont parmi les plus touchées par les politiques de rationalisation menées dans le secteur sanitaire et social. Il n’est pourtant pas du tout sûr que l’échelle de prestige de la division du travail en soit, « après », bouleversée.
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