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lundi 13 avril 2020

En Afrique, « cette crise renforce les intellectuels qui versent dans la théorie du complot »

LE RENDEZ-VOUS DES IDÉES. L’anthropologue camerounais Parfait Akana, analyse comment la maladie s’en prend aux conventions sociales profondément ancrées.
Propos recueillis par  Publié le 12 avril 2020
Devant l’entrée de l’hôpital central de Yaoundé, le 6 mars 2020.
Devant l’entrée de l’hôpital central de Yaoundé, le 6 mars 2020. AFP
Anthropologue à l’université de Yaoundé II et directeur exécutif du Muntu Institute, Parfait Akana est membre du conseil consultatif du Corona Times. Avec d’autres chercheurs, il a créé la plate-forme des chercheurs en sciences sociales contre le coronavirus (Social Scientists Initiative Against Covid-19 in Cameroon) pour analyser les expériences locales et démêler le vrai du faux.
Une initiative salutaire dans un pays où la ministre de la recherche et de l’innovation, Madeleine Tchuente, a invité la population à limiter la consommation de chauves-souris et de mangues pour endiguer la pandémie, avant de déclarer, le 6 avril, sur la chaîne nationale que « le problème, c’est nos habitudes. Aujourd’hui, les jeunes s’embrassent trop. Quand nous nous étions jeunes, on ne s’embrassait pas, on saluait à distance. Maintenant, tout a changé, les gens s’embrassent partout. Voilà pourquoi la maladie évolue trop ».

L’Afrique a connu plusieurs crises sanitaires et déjà été confrontée à de sévères pandémies. Qu’est-ce qui est nouveau cette fois-ci ?

Parfait Akana Cette maladie modifie sérieusement notre rapport au monde. Elle soumet notre quotidien à des ajustements jusqu’ici inédits. On ne peut plus avoir le même commerce avec les gens qui nous sont proches. Les rituels de salutations, par exemple, s’en trouvent reconfigurés jusqu’à la caricature. Une société de la proximité, du rapprochement et de l’effusion, mais aussi de la promiscuité, pour des raisons économiques, semble progressivement laisser place à une société de l’évitement et de la barrière.

Le Covid-19 impose de nouvelles modalités d’être avec soi-même, un certain rapport à son corps et son espace, mais aussi à ceux des autres. Il oblige aussi, de façon presque compulsive, à créer des distances qui apparaissent comme de nouveaux gages de sécurité et troublent l’ordre habituel des interactions sociales.

Que représente la distanciation sociale dans un tel contexte ?

Il faut distinguer deux distanciations sociales. L’une qui existe déjà bel et bien, que l’on voit entre les riches et les pauvres, les gens de rien et les puissants. L’autre qui, du fait de cette pandémie, est en vogue. Autant ses objectifs sont compréhensibles et visent un endiguement de la propagation du virus, autant, du point de vue de l’expérience historique, elle représente un contresens anthropologique parce que les gens ne vivent pas séparés les uns des autres.
Que signifie concrètement cette distanciation sociale dans un contexte de crise multiforme comme en connaît la nôtre ? Certaines familles accueillent une dizaine des leurs qui ont fui les régions anglophones. Dans ces cas précis, la distanciation sociale signifierait le refus de l’hospitalité. Elle ne peut pas se faire sans être la négation de quelque chose de fondamental qui est parfois une obligation morale et culturelle importante ici : celle de venir en aide à un proche dans le besoin.

Comment gérer cela ?

Les gens adhèrent parfois à une offre de soins ou de protection parce qu’ils ont de bonnes raisons d’y croire. C’est sur ces « bonnes raisons » qu’il faut travailler parce qu’elles sont d’excellents outils pour la prévention en matière de santé publique. La pédagogie de la catastrophe peut avoir une certaine utilité ici, mais il faut rester prudent et privilégier la conviction. On voit des gens prendre, avec un côté parfois baroque, des initiatives de protection diverses.
Ces artefacts témoignent de leur imagination pour inventer ce que j’appelle de nouveaux rituels de survie. Au plan symbolique, on voit qu’il existe déjà le pagne coronavirus, des chansons, des sketchs… C’est aussi une manière de s’approprier et de domestiquer par le rire et la dérision ce qui, dans les discours médiatiques et sur les réseaux sociaux, est quand même de l’ordre de l’épouvante qui déstructure l’ordinaire de la vie.

Les obsèques ne peuvent plus se tenir normalement. Comment faire son deuil dans cette situation ?

C’est une question importante, car c’est un très grand chambardement. Le deuil est un moment extrêmement ritualisé que l’on peut critiquer pour ses excès contemporains et son faste parfois excessif. Mais c’est toute une économie de la mort qui va se retrouver profondément mise en difficulté et paralysée. On assiste aujourd’hui à des « inhumations express », comme le remarque Lionel Manga sur notre plate-forme.
Sur le plan psychologique et sociologique, cela engendre un véritable traumatisme pour toutes les familles, que leurs proches soient morts du Covid-19 ou d’autre chose. Toute l’économie symbolique des obsèques est bouleversée. Mourir du Covid-19 aujourd’hui au Cameroun rend le deuil quasiment impossible.

Les autorités politiques n’aident pas toujours à limiter les infox et la propagation d’informations contradictoires. Les intellectuels permettent-ils, eux, d’y voir plus clair ?

Dans l’espace académique, cette crise renforce les intellectuels qui versent dans la théorie du complot. Ils sont capables de dire que ce qui arrive aujourd’hui en Occident, c’est la faute d’une sorte d’athéisme. L’Afrique devrait donc se tourner vers Dieu pour être sauvée ou alors vers la Chine qui incarnerait le nouveau leadership mondial. Tout en se gardant bien de mentionner que le foyer de la pandémie est Wuhan.
La polémique sur l’essai de vaccin en Afrique n’aide pas. Elle contribue à accréditer l’idée d’un vaste complot extérieur. Certaines personnes n’osent plus aller à l’hôpital et ont peur d’être vaccinées à leur insu. Qu’il y ait eu, dans l’histoire médicale du continent, des scandales et des crimes comme ceux que l’on nous annonce déjà ne fait aucun doute. Qu’il se prépare, peut-être en ce moment, des expérimentations du même type doit donner à réfléchir et nous obliger à redoubler de vigilance. Mais que toute discussion sur ce sujet soit prise en otage et polluée par des idéologues assermentés du complot est une chose insupportable !

Un rapport d’experts du Quai d’Orsay redoute que cette épidémie déstabilise politiquement certains Etats. Est-ce une crainte du gouvernement camerounais ?

Cette crise, comme bien d’autres au Cameroun, permet de réactiver de vieux démons de la vie publique, comme la collusion de certains Camerounais avec un ennemi de l’extérieur, la stigmatisation de groupes qui seraient contre la stabilité du pays… Certains disent que cette menace vient de l’extérieur pour fragiliser notre pays. Il est frappant de remarquer la récurrence d’une telle hypothèse dans les conversations.
Mais, ce qui inquiète davantage la population, comme depuis des décennies, c’est l’angoisse du lendemain et d’un quotidien fait d’épreuves. Le Covid-19 intensifie déjà ce régime de peines avec un cortège de mesures gouvernementales, dont on peut comprendre l’agenda, mais dont il faudra bien faire l’audit le moment venu. La question des libertés individuelles durant la pandémie sera alors, entre autres, me semble-t-il, l’une des priorités.

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