RÉCIT Femmes de ménage, brancardiers, magasiniers : en seconde ligne derrière les soignants s’active tout un personnel sans qui l’hôpital ne tournerait pas.
Deux agents de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) sont morts, jeudi 9 avril. Les deux premiers décès dus au Covid-19 au sein du personnel de cette gigantesque structure hospitalière – 39 établissements, 100 000 employés. Ils n’étaient ni médecins, ni infirmiers, ni aides-soignants. L’un était électricien à l’hôpital Antoine-Béclère de Clamart (Hauts-de-Seine), l’autre était vaguemestre à Bichat (Paris 18e). En plus de mettre en lumière une fonction méconnue – le vaguemestre est le responsable du courrier –, la triste nouvelle a souligné à quel point l’hôpital était, plus qu’un groupement de soignants, une ville dans la ville.
« Un hôpital, c’est une centaine de métiers », explique Catherine Vauconsant, directrice du centre hospitalier intercommunal de Villeneuve-Saint-Georges (CHIV), perché sur une colline à cheval sur l’Essonne et le Val-de-Marne, où l’on perçoit mieux, ces temps-ci, le chant des oiseaux normalement recouvert par le bruit des avions d’Orly, et le rôle essentiel du personnel non médical : « La crise sanitaire a révélé un certain nombre de gens en support des professions du soin, et le fait que les uns ne peuvent pas vivre sans les autres. »
Le Monde s’est rendu au CHIV – 32 lits de réanimation, tous pleins – pour rencontrer ceux auxquels les citoyens confinés applaudissant à leurs fenêtres à 20 heures ne pensent pas forcément, ceux qui ne portent pas de blouses blanches, mais qui prennent soin des soignants, ceux qui sont partout mais que les patients ne croisent que furtivement, ne devinent que de loin, ou ne voient pas. Il faut parfois explorer les sous-sols de l’hôpital pour trouver ceux qui turbinent dans leurs entrailles, rouages invisibles et essentiels d’un moteur qui ne tournerait pas sans eux.
Caverne d’Ali Baba
L’hôpital ne fonctionnerait pas sans Thierry Ancien, responsable de l’approvisionnement pour les services de soins, qui œuvre au cœur d’une mini-zone industrielle collée à l’arrière de l’hôpital. Toute la journée, des camions y déchargent les palettes de blouses, de masques, de gants ou de draps qu’il a commandés, matériel à usage unique dont la consommation a explosé depuis le début de la crise. Un stock de blouses qui durait deux semaines s’évapore désormais en une journée, leur prix est passé de 20 centimes à 4,68 euros l’unité.
Un employé nettoie une poubelle dans l'espace à ordure de l'hôpital de Villeneuve-Saint-Georges, dans le Val de Marne, le 10 avril. LUCAS BARIOULET POUR « LE MONDE »
Amine Brick, transporteur, achemine du matériel au bloc opératoire de l'hôpital.
Thierry Ancien multiplie les coups de fil et combat le stress de la commande qui n’arrive pas, la rupture de stock est parfois évitée de quelques heures. « On est comme tout le monde, on est aux abois, on cherche partout. » Un samedi, un agent de l’hôpital a dû rouler jusque chez un fournisseur de secours en Belgique pour chercher les tabliers et les ponchos à usage unique qui menaçaient de faire défaut.
Thierry Ancien ne signe plus les accusés de réception pour éviter tout risque de contamination. Puis le matériel file au magasin, un vaste entrepôt où des gros bras cavalent toute la journée au milieu des cartons pour préparer les commandes qui ont été passées par chaque service de l’hôpital – en masques, en blouses et en gel, mais aussi en bouteilles d’eau, en papier à imprimante ou en papier toilette. C’est tout un art, chacun sait où se trouve chacune des 600 références stockées dans cette caverne d’Ali Baba ; il faut éviter les allers-retours au moment de remplir le chariot.
Thierry Ancien ne signe plus les accusés de réception pour éviter tout risque de contamination. Puis le matériel file au magasin, un vaste entrepôt où des gros bras cavalent toute la journée au milieu des cartons pour préparer les commandes qui ont été passées par chaque service de l’hôpital – en masques, en blouses et en gel, mais aussi en bouteilles d’eau, en papier à imprimante ou en papier toilette. C’est tout un art, chacun sait où se trouve chacune des 600 références stockées dans cette caverne d’Ali Baba ; il faut éviter les allers-retours au moment de remplir le chariot.
Miguel Guedes, magasinier à l'hôpital de Villeneuve-Saint-Georges, le 10 avril. LUCAS BARIOULET POUR « LE MONDE »
Le nombre de commandes quotidiennes est passé de 15 à 45, avec des pointes à 60 ou 70, explique le gouailleur Miguel Guedes, 32 ans, ancien grutier, ancien brancardier, désormais magasinier, comme son père l’avait été. « Je ne me souviens plus du jour précis où ça s’est mis à faire mal, mais en ce moment, ça pique tous les jours. D’habitude, le matin, on prend dix minutes pour un café. Aujourd’hui, on se sert le café froid de la veille, et c’est parti, enquille, mon pote ! A la guerre comme à la guerre. »
Même activité frénétique dans l’entrepôt voisin, celui de la pharmacie, où Tracy Joseph et ses collègues gèrent le stock de médicaments, de seringues, de cathéters, et préparent les commandes en veillant à envoyer la tubulure avec le bon diamètre et le bon embout : « On est là pour faire en sorte que les soignants n’aient qu’à se retourner pour trouver ce dont ils ont besoin, dit la jeune femme. S’il n’y avait pas de pharmacie, ce serait aux services de gérer tout ça, et ça ne serait pas tenable, Covid ou pas Covid. »
« Certains services m’appellent MacGyver »
Dans le périmètre restreint de cette mini-zone industrielle, pendant que Miguel Guedes et Tracy Joseph empilent les flacons de gel hydroalcoolique et les bonbonnes d’oxygène dans leurs chariots, Hélène Cazomont, à la lingerie, prépare les draps des patients et les tenues du personnel ; Antonio Marques, ingénieur biomédical, répare de vieux respirateurs artificiels ou en bricole de nouveaux à l’aide des masques de plongée Decathlon, adaptés pour l’occasion ; Erick Levostre, lui, répare tout et n’importe quoi, le vérin défectueux d’un lit qui l’empêche de s’incliner, la roue bloquée d’un fauteuil, une agrafeuse électrique en panne. Son badge indique « électromécanicien ». « Certains services m’appellent MacGyver. »
Tracy Joseph, préparatrice pharmacie à l'hôpital de Villeneuve-Saint-Georges, le 10 avril. LUCAS BARIOULET POUR « LE MONDE »
Quand la crise a éclaté, il a fallu repenser toute la structure de l’hôpital, délimiter une zone Covid et une zone non-Covid, rapatrier tous les lits éparpillés. Erick Levostre était à la baguette. Le virus l’inquiète modérément – « Est-ce que ça va changer quelque chose de vivre avec la peur ? » –, mais comme il est cardiaque, il n’entre plus dans les chambres, par précaution. Quand un lit tombe en panne, on le sort et on le désinfecte pour lui, puis il descend le retaper dans son garage à lits. Cet homme à tout faire travaille dans l’ombre, au sens propre : son atelier sans fenêtre est situé au fond d’un couloir obscur. « Parfois, je sors en fin de journée, et je dis : “Zut alors, il faisait beau aujourd’hui ?” »
Pistons de la chaîne logistique, Amine Brick, Thibaut Celestin et la dizaine de membres de l’équipe de transport avalent des kilomètres de couloir et des centaines d’étages d’ascenseur chaque jour. « On connaît l’hôpital par cœur. » Leurs chariots sont pleins du matériel, des médicaments, du linge ou des plateaux-repas que les uns et les autres ont préparés pour les services : « On fait la navette pour permettre aux soignants de rester au plus proche des patients. »
L’hôpital ne tournerait pas, pour filer la métaphore guerrière en vogue, sans toute cette base arrière qui alimente le front. Indispensables également, par les temps infectieux qui courent, sont ceux qui nettoient le champ de bataille. « Dans cette crise sanitaire, on s’aperçoit de l’importance des agents du bionettoyage et de la gestion des déchets, constate la directrice du CHIV. Heureusement qu’ils sont là pour que tout le monde puisse travailler dans un environnement sain. »
Diby Tounkara, femme de ménage, travaille à l'hôpital de Villeneuve-Saint-Georges. Lucas Barioulet / Lucas BARIOULET pour Le Monde
Heureusement que Diby Tounkara est là, derrière son masque, sa blouse, sa surblouse, ses surchaussures et sa charlotte, pour désinfecter les couloirs et les chambres, les poignées, les rampes, les interrupteurs, les accoudoirs, les boutons d’ascenseur, les chasses d’eau. « Les gens touchent à tout. Je nettoie tout. » Avec le Covid-19, « la charge de travail a triplé », il faut désinfecter toutes les deux heures. Diby Tounkara entre parfois « la peur au ventre » dans la chambre de certains patients, elle pense à son fils de 4 ans, mais elle y tient : « Quand il y a du miel, on le mange ensemble, quand c’est amer, on continue à travailler ensemble. Avec les infirmières et les aides-soignantes, on forme une équipe. »
La sonnerie de la morgue
Florian Biron fait de même : il remplit ses poubelles dans les étages et les vide dans des bacs de la mini-zone industrielle, où les camions poubelles passent le matin. Bac gris pour les ordures ménagères, bac jaune pour les déchets infectieux – seringues, perfusions, gants, tout ce qui est au contact du patient. Pas d’angoisse particulière, il manipule ces déchets dangereux à longueur d’année, c’est juste que lui et ses collègues en ramassent deux fois plus que d’habitude – soit 20 tonnes par mois au lieu de 10 tonnes. Un dimanche, début mars, le responsable du service salubrité – un des premiers employés de l’hôpital à avoir attrapé le virus – a reçu un coup de fil : « Ça déborde dans certains services. » Depuis, les camions poubelles viennent le dimanche aussi.
Il faut de tout pour faire un hôpital. Il faut quelqu’un pour faire le boulot qui semble le plus rude. Frédéric De Sa Pedrosa, 31 ans, est le responsable de la chambre mortuaire depuis cinq ans. « Avant, j’étais sur les réquisitions de police : suicides, meurtres, accidents de la route. Donc ici, pour moi, c’est bénin. C’est des gens qui dorment. » La carapace du gaillard est solide. « C’est pas qu’on n’a pas de cœur, c’est que si on se met à la place des gens tristes qu’on voit tous les jours, c’est invivable. » L’hôpital ne tournerait pas non plus sans lui.
Quand la sonnerie retentit dans son sous-sol carrelé, c’est qu’il faut monter chercher un cadavre dans une chambre. La sonnerie retentit souvent ces temps-ci : 90 fois en mars, deux fois plus qu’en temps normal. Les morts du Covid ne transitent pas par les « frigos » habituels, deux conteneurs réfrigérés de fortune ont été installés derrière l’hôpital pour les accueillir.
Le Covid-19 a bouleversé l’activité de tout le personnel. Miguel Neves De Aguiar, brancardier, brancarde davantage de patients – jusqu’à trente dans la journée. Un jour, il a regardé sa montre connectée pour voir quelle distance il avait parcourue dans les couloirs : 22 kilomètres. « J’ai arrêté de regarder ma montre. »
Miguel Neves De Aguiar, brancardier à l'hôpital de Villeneuve-Saint-Georges. LUCAS BARIOULET POUR « LE MONDE »
Liens renforcés entre soignants et non-soignants
Au plateau d’imagerie, les manipulateurs radio enchaînent les scanners qui permettent de déceler le virus. La blanchisserie (externalisée) reçoit désormais le linge sale dans des sacs hydrosolubles – ce qui n’a pas empêché le prestataire qui passe le chercher de déplorer plusieurs cas de Covid-19 parmi son personnel. Le personnel administratif a été réquisitionné pour gérer les innombrables dons de nourriture qui affluent et les redistribuer au personnel soignant – ce sera toujours ça de moins à cuisiner le soir. Un autre exemple de la solidarité entre soignants et non-soignants. Ces derniers représentent un cinquième des 2 000 agents au CHIV.
D’ailleurs, plutôt que du personnel soignant, nombre de salariés de la logistique, de la technique, de l’hygiène, de la restauration ou de l’administration préféreraient entendre parler du personnel hospitalier lorsqu’il est question d’hommages. « J’ai du mal à prendre les applaudissements de 20 heures pour moi. Les lauriers, je m’en fiche, mais ça me titille un peu quand même, parce que je vous jure qu’on s’arrache et qu’on travaille sans compter nos heures, c’est du bénévolat », dit Miguel Guedes le magasinier, qui touche 1 500 euros net par mois.
A défaut de celle du public, ces travailleurs de l’ombre ont la reconnaissance des collègues. « Ils nous remercient, et nous font savoir qu’ils sont bien contents qu’on soit là », sourient Amine Brick et Thibaut Celestin, qui voient que « la période a renforcé les liens » entre soignants et non-soignants. « Les uns ne peuvent pas vivre sans les autres », a dit la directrice, Catherine Vauconsant. Qu’ils portent ou non une blouse blanche, tous se désinfectent de la tête aux pieds avant d’embrasser leurs enfants en rentrant à la maison.
Ces derniers jours, une vidéo sur Internet a marqué les esprits : dans un couloir de l’hôpital Sant Joan de Dieu de Barcelone, deux femmes de ménage sont longuement applaudies par le personnel soignant. On n’a pas encore vu pareille scène au CHIV. A Bichat, jeudi 9 avril, après la mort du vaguemestre dans une chambre de cet hôpital où il travaillait depuis quarante ans, les soignants ont tenu à accompagner le brancard de leur défunt collègue jusqu’à la chambre mortuaire.
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